éditions Théâtrales Jeunesse

Mersa Alam

de Henri Bornstein

Carnet artistique et pédagogique

Les enjeux d’un récit « autobiographique » : lecture de la première page

On peut se rendre compte qu’il n’y a pas de liste des personnages, cela peut être considéré comme un écart par rapport à la norme théâtrale, bien que le théâtre contemporain s’écarte presque de façon « normée » de celle-ci. À la lecture de la page 5, quand nous ouvrons le texte, nous comprenons qu’il se présente comme un long monologue d’un personnage jeune et féminin. Ces indications sont données à travers ses propos. C’est une logorrhée verbale sans situation définie : on ne sait pas pourquoi elle prend la parole et dans quel cadre.
Il s’agit d’un récit présenté comme l’autobiographie de cette jeune fille (une confession, un journal) où dès les premières lignes, le personnage s’exprime à la première personne sur son existence, ses sentiments et ses préoccupations.
La jeune fille parlera elle-même et fera parler directement d’autres personnages en utilisant les guillemets du discours direct. Son univers familial et personnel se trouve dévoilé dans ce texte intime : dans quel but ?
La structure des phrases et le vocabulaire employés sont simples, nous verrons si l’expression de la jeune fille évolue ou non au cours de la pièce.

Les personnages : présents, convoqués par la parole. Principaux et secondaires

On peut d’emblée proposer un premier exercice : mise en parallèle des premières répliques et des dernières répliques afin de mesurer le parcours du personnage.

Proposition d’un tableau comparatif entre le début du texte et la fin : qui est présent ? Où et à quel moment se déroule ce fragment/ces répliques ? De quoi cela parle-t-il ? Dans quel registre ? Quelle évolution du personnage peut-on conclure ? Dans le cadre d’une classe de 3ème, ce texte se prête dès ses premiers mots à de courts exercices d’écriture d’imitation permettant à des élèves de se livrer et d’analyser par la pratique les manières de se dire (quoi dire et comment le dire ?). Les élèves peuvent reprendre les débuts de phrases sur des membres de leur famille en choisissant un ordre de présentation et rédiger une phrase construite comme ils le souhaitent :

Travail sur la liste des membres de la famille (réelle ou fictive) avec création d’une l’anaphore et choix d’une émotion, d’une humeur particulière.
Travail sur le positif / mélioratif et sur la négation qui surprend le lecteur.

« Mon beau-père….
Ma grande sœur…
Ma mère… ».

Cette première page est l’occasion d’aborder les enjeux d’un texte autobiographique : est-ce qu’écrire donne du pouvoir sur les autres ? Montrer pourquoi et comment on écrit/on peut parler de soi-même. Elle pose la question de l’identité, de la connaissance de soi. La lecture de l’œuvre complète doit permettre au lecteur de prendre conscience des raisons qui poussent quelqu’un à raconter sa vie. La parole lui donne le pouvoir d’exister (dernière réplique : « c’était moi ».) Elle contient la révélation et commence par une présentation de la famille et plonge de suite le lecteur dans une anecdote : récit reconstitué du passé de ce personnage.

La thématique de la violence

Le constat qu’elle fait est très dur : après l’anaphore « je ne l’ai pas voulu/e », arrive la formule : « ma mère ne m’a pas voulue ». Est-ce une enfant non désirée ? Jeu subtil sur les mots, témoin d’un humour noir qu’il faudra exploiter lors de la mise en voix.

Une fois les phrases rédigées par les élèves, intervient un exercice d’oral où elles sont données au groupe pour ceux qui le souhaitent. On peut aussi imaginer que les phrases soient mélangées et soient dites de manière anonyme par les élèves à tour de rôle. On pourra les confronter à d’autres débuts de textes autobiographiques pour établir la différence d’énonciation, du projet d’écriture. En lisant en totalité la 1re page, on observe la tonalité générale : le personnage vit dans la solitude et la tristesse d’une existence dont elle a clairement conscience qu’elle est plus subie que désirée. Les élèves s’en aperçoivent en effectuant un relevé des termes négatifs et péjoratifs très nombreux dans cette page.

Un environnement difficile : lecture de la page 6

Dès la deuxième page du texte, une certaine trivialité se fait jour avec le portrait du personnage central de la vie de la jeune fille : son beau-père. Elle lui consacre le début de ce monologue et ne nous épargne aucun détail de son apparence négligée et de sa vie ratée : pull sale, gros ventre, consommation exagérée d’alcool, violence domestique.

Au terme d’une lecture analytique de ce portrait, on pourrait orienter les élèves vers les interrogations possibles qui apparaissent et qu’on garderait pour la lecture de la suite. Outre les termes du portrait, une grande importance semble accordée à la présence de couleurs et d’objets dont on devine d’ores et déjà la fonction symbolique.

« Il se met dans une violente colère quand maman lui dit ce mot.
Maman parle d’une colère noire.
Moi j’ai l’impression que sa colère est d’une autre couleur. Rouge peut-être.
[…] Dans ses colères, mon beau-père casse quelque chose.
Souvent, une assiette.
On manque d’assiettes à la maison ».

À nouveau, l’humour est présent dans ces répliques : jeu sur les colères qui permettent de cerner le personnage, ainsi caractérisé et de comprendre la mise à distance opérée par le personnage
On pourrait demander aux élèves de dresser, rédiger ce portrait à l’identique, en travaillant sur l’aspect positif du personnage : un portait mélioratif en jouant sur l’ironie, l’antiphrase. On peut aussi proposer aux élèves de rédiger un portrait péjoratif d’un personnage fictif à partir d’un jeu sur les expressions en travaillant le sens propre et le sens figuré.

Découverte de l’environnement de la jeune fille : lecture des pages 5 à 11

On propose aux jeunes lecteurs d’accompagner la découverte des dix premières pages de la pièce d’un relevé progressif sous forme de tableau des personnages principaux de la pièce ainsi que des activités qui leur sont liées, des traits de caractère dont ils sont dotés et des objets dont ils sont accompagnés. Ce relevé sans être exhaustif permet de cerner les centres d’intérêt de chacun au début du récit et de noter les évolutions au fur et à mesure du déroulement du texte.

Première apparition du personnageQui est-il ?Traits de caractèreStatutObjet qui leur sont attribués
Page 5 Je Tristesse
Résignation
Ou Révolte
Adolescente qui se confie Poisson clown en poster de Mersa Alam / Le film Million Dollar Baby / Des boîtes en métal
Page 6 Mon beau-père Violent
Négligé
Assiette / Couleur rouge et noire de la colère / collectionneur de timbre
Page 6 Maman Douce, diplomate, cherche à apaiser la violence du beau-père, souvent triste
Page 9 Le frère de mon beau-père Semble gentil Gardien de la paix, artiste, aime peindre à la manière de Picasso
Page 10 Ma sœur Journaliste envoyée spéciale en Afrique Photos d’enfants noirs / aime aussi Million Dollar Baby

De plus, certaines phrases énigmatiques méritent d’être relevées par les élèves comme des pistes possibles pour la suite du récit puisque le développement ne nous en est pas donné à ce moment de la pièce.

Quelle importance et quelle signification accorder par exemple à cette phrase (page 10) sans appel pour évoquer le beau-père :

Il est indifférent aux couleurs, mais il n’aime pas les Noirs.

Les thématiques

À partir d’un relevé des premières pages, on peut dégager les thématiques importantes, fondamentales de ce livre :

  • la solitude, l’isolement ;
  • la violence au sein du foyer ;
  • l’amour familial, sororal ;
  • le racisme.

Quelle distinction établir entre le noir et les Noirs ? Avec une majuscule, ce n’est plus la couleur mais reste un terme polysémique à travailler avec les élèves. Est-ce une couleur ? À nouveau jeu sur les mots qui témoignent d’une prise de recul du personnage, d’un sens de l’humour.
Par ailleurs, qui est Mersa Alma ? Derrière les sonorités orientales mystérieuses obscures de ces deux mots, on pense, à la page 11, qu’il s’agit d’un poisson de la Mer Rouge offert en poster par le frère de son beau-père. Les jeunes lecteurs conservent cette information pour la suite et notent au fur et à mesure de leur lecture les renvois qui sont faits à ce poster et à ce poisson.

Par exemple, page 15, la jeune fille dit : « j’ai plongé pour rejoindre Mersa Alam et le silence de la Mer Rouge ». Une rapide recherche permet de réaliser que Mersa Alam est un village de pêcheurs au bord de la Mer Rouge égyptienne le poisson représente plus pour la jeune fille qu’un paysage touristique. Mersa Alam est en effet le titre de la pièce et la clé du mystère, la révélation que l’on attend.

La violence comme exutoire : lecture d’un passage pages 13 et 14

L’enseignant propose une lecture analytique du passage pages 13 et 14 allant de « Lorsque ma grande sœur » à « recouvert de draps rouges ».

En effet, ces lignes explicitent le rapport entre les deux sœurs à travers l’importance accordée au film Million Dollar Baby qui traite de la violence vue comme un exutoire et de la transmission possible entre les êtres, même très différents. Il porte aussi sur les liens très forts qui unissent des personnes (jusqu’à donner la mort) et sur les registres liés de la violence, de l’amour et de la mort.

Ces pages reviennent aussi sur le sens symbolique des couleurs (celles de l’arc-en-ciel) qui accompagnent les gestes et les actions des personnages, passés au travers du regard et des sentiments de la jeune fille. L’arc-en-ciel représente toutes les couleurs, toute l’humanité, un désir d’universalité…
Faire un relevé de tous les actes de violence et des différences dans la violence :

  • verbale
  • physique
  • contre soi
  • contre les autres

Une évolution progressive vers l’onirique : lecture des pages 18 à 22

Cette lecture peut s’accompagner d’un relevé des informations complémentaires qui nous sont données sur le beau-père et les rapports que la jeune héroïne entretient avec lui. L’aggravation de la violence des rapports de l’héroïne avec son beau-père la conduit d’ailleurs à une dégradation physique et relationnelle inquiétante.

Le beau-père aime et collectionne les timbres : à partir de la page 17, les timbres deviennent l’objet d’une vengeance cachée mais cruelle que la jeune fille va exercer à son égard. Elle va découper les timbres et en conserver les dents dans une boîte de chocolats, explique-t-elle page 18. L’usage des ciseaux représente un acte violent avec lequel la jeune fille règle ses problèmes.

Aux pages 19 et 20, on demande aux élèves de revenir sur des éléments déjà connus d’eux et qui doivent attirer leur attention.
On leur fera prendre conscience que le texte avance progressivement par des retours sur des éléments déjà donnés et qui sont complétés par le personnage : c’est au lecteur de construire ces évolutions et de leur apporter les significations supplémentaires.
Il semble important de suivre le déroulement du texte car l’évolution de l’héroïne est progressive au fur et à mesure de sa confession et du temps qui passe.

Ainsi, dans les pages 19 et 20, le beau-père conserve un document sur l’Égypte et la Mer Rouge en rapport avec Mersa Alam.
Il est dit de lui à nouveau qu’il est « raciste » sans que cela ne soit justifié en réalité.

Par ailleurs, la couleur rouge lui est très familière :

« Maman a crié : « j’en ai assez de ton obsession du rouge »

On revient sur les couleurs rouges et noires et sur ce qu’elles évoquent, couleur de peau, sang…
À la page 21, « le temps de la résistance » renvoie à « c’est le temps de l’occupation » page 7.

Que peut-on en conclure sur le personnage à ce moment de la pièce ? Elle sort de la passivité pour devenir un héros agissant dans la solitude d’un huis clos familial.

À partir de ce moment, des objets prennent pour la jeune fille toute son importance : il s’agit des petites boîtes en métal dans lesquelles elle cache les dents découpées des timbres de son beau-père. Cela fait penser aux dents que l’on cache avec les enfants pour le passage de la petite souris, n’est-ce pas une façon de garder des traces de l’enfance et du passé ?

Avec la mort du grand-père, l’apparition de sa grande boîte de rasage, et l’utilisation que la jeune fille va en faire, à la page 22, le ton de la pièce change. On entre dans une évocation moins réaliste et plus poétique des rêveries et des cauchemars qui vont habiter de plus en plus la jeune fille et sa solitude.

Progression vers le mystère : lecture des pages 22 à 26

La compréhension rationnelle des hallucinations de la jeune fille n’est pas l’élément le plus important de la lecture de ces pages. Le professeur peut s’appuyer sur un repérage des temps des verbes et des connecteurs temporels pour des séances de conjugaison et de grammaire.

En effet, le présent d’actualité, le passé composé, temps du passé à la langue orale, l’imparfait d’habitude, le futur simple se succèdent dans ces pages.
De même, les repères temporels sont assez nombreux pour structurer le récit : on trouve « ce jour-là » page 22, « une nuit » page 24, « aujourd’hui » page 25 et « un jour » page 26.

Avec ces mélanges de temporalités, la solitude et les errances mentales de la jeune fille nous apparaissent plus fortes, ainsi que la perte de ses repères. On sent aussi que la tension en elle grandit et qu’elle cherche de façon plus pressante des réponses aux mystères de son beau-père.

Lettre et confession du beau-père, la révélation : lecture de la page 50 et de la page 54

La lettre de sa sœur apparaît tant pour la jeune fille, que pour le lecteur comme une révélation : plus rien ne peut être perçu de la même manière dans le texte à partir de là. Plus rien ne sera non plus pareil dans leur vie à tous. De plus, un nouveau mystère apparaît aussi au sujet de la sœur dont on peut s’interroger sur le départ en Afrique.

Les confidences finales donnent ainsi un tout autre éclairage à la personnalité du beau-père, tout ce qui a été dit de lui et tous ses actes ne sont plus à interpréter de la même manière. Il n’était pas raciste ni violent gratuitement et la mère n’était pas passive devant lui par faiblesse. C’est une tragédie qui s’est déployée sous les yeux des lecteurs : le destin irrémédiablement brisé d’un homme dont le sacrifice permettra à la dernière page de sauver la jeune fille.

En effet, à la fin, la légèreté du vol des timbres dans le ciel symbolise l’espoir redonné à la jeune fille. La vie peut reprendre son cours et continuer pour elle. Sa sensibilité lui a fait comprendre le destin d’un adulte, et elle-même a vécu un parcours initiatique à travers la rencontre avec cet homme. Ce texte peut être vécu comme une séance de psychanalyse : il s’agit de parler, dire, écrire pour se libérer, provoquer, se délivrer… Il contient ainsi tous les enjeux de l’autobiographie…

Échange avec les élèves sur les éléments relevés du discours de la jeune fille

À la lumière du dénouement, les élèves peuvent remonter et dénouer le fil des couleurs et des objets symboliques du texte qu’ils soient imaginaires ou non.

Le rouge disparaît dans les dernières pages du texte : c’est peut-être une rémission pour le beau-père aussi.

Le poisson coloré devenu noir représente peut-être l’espoir disparu de l’adolescente en plein désarroi.

Plus on avance vers le dénouement, plus les couleurs blanche et noire s’humanisent pour désigner clairement une couleur de peau. À partir de la page 27, une jeune fille noire danse dans la chambre de notre adolescente ; à la page 35, des têtes de jeunes filles noires figurent sur des assiettes.
Le noir et blanc sont les deux couleurs des deux jeunes filles, celle morte en Afrique et l’héroïne qui prend clairement sa place à la fin. La jeune fille blanche peut vivre, elle s’est libérée de ce double envahissant qui lui apparaissait dans sa chambre sans qu’elle ne la connaisse véritablement.
Concernant les objets, les timbres évoquent la petite fille morte du beau-père que, sans le savoir, l’adolescente tue une deuxième fois en détruisant les timbres : cependant, la violence symbolique des ciseaux sur les timbres renvoie, en miroir, à la violence du beau-père sur les membres de la famille.
Les boîtes de métal représentent le beau-père enfermé auquel on souhaite nuire et qu’on voudrait faire disparaître. C’est aussi toute cette famille enfermée dans le secret, dans la violence et le non-dit…

L’écriture même du texte permet à chacun de ressentir des émotions et d’exprimer ce que le texte lui fait entendre. Plusieurs interprétations peuvent donc naître chez les jeunes lecteurs. Dès le début, on se sent en empathie pour cette jeune fille puisque comme elle, on ne comprend pas la violence du beau-père et de la famille. Tous les éléments pour comprendre le drame ne sont pas accessibles au personnage ni au lecteur.
De même on les laissera s’exprimer sur le destin des divers personnages : si on reprend le tableau du départ, qui a eu son destin changé ? En mal ou en bien ?

Pour conclure, on peut faire reprendre les phrases du début et demander comment on les perçoit la fin du texte. Si on devait les récrire à la lumière du dénouement, la jeune fille écrirait-elle les mêmes ? Que pourrait-elle plutôt écrire ?

Le texte aura été ainsi appréhendé par cercles de lecture successifs, nécessaires à sa compréhension. Cela permet de revenir toujours en arrière. De même, le lecteur a toujours pu chercher ce que signifiaient certaines affirmations mystérieuses ou inexpliquées.