Cette distribution de la parole, en plus de nous renseigner sur les caractères des personnages, est également révélatrice de la manière dont la pièce est construite.
Depuis l’Antiquité, la parole est liée au pouvoir et à la légitimité de s’exprimer que l’on accorde à tel ou tel individu (à ses ami∙es dans une soirée privée, à un·e élu∙e à l’Assemblée nationale, ou à un élève qui lève la main avec « le poignet qui tournicotille », comme ici page 15). Lors de la première scène en classe, Madame Mademoiselle, en tant qu’institutrice, représente l’autorité : c’est elle qui parle le plus, et elle a les répliques les plus longues. En nombre de répliques vient ensuite Gabriel, puis Lucifer avec 5 répliques (dans la première, ne sachant quoi dire, il bafouille simplement « Non… », dans deux autres il parle en monologue intérieur, et enfin pour les deux restants, la maîtresse critique ce qu’il dit d’une part, et répond par la négative d’autre part).
Gabriel maîtrise quant à lui les codes de la conversation : il comprend tout de suite comment parler en classe, il déploie une langue complexe et fleurie dans de longues tirades. Cela lui donne un pouvoir certain qu’il utilise pour harceler Lucifer. C’est lui qui donne son surnom à ce dernier, c’est lui qui le dénonce à la maîtresse après qu’il a écrit sa détresse au tableau, c’est lui qui invente chaque fois une nouvelle situation que son ancien meilleur ami va subir. Gabriel tire les ficelles, et ce n’est pas anodin que ce soit lui qui manipule les marionnettes des parents. Par ailleurs contrairement à Lucifer, sa parole n’est pas narrative, ou descriptive, mais plutôt dramatique, comme on l’a évoqué plus tôt : en parlant, il agit. C’est donc par lui qu’a lieu l’action dramatique, et non par Lucifer, qui est pourtant le rôle-titre de la pièce. On peut y voir un lien avec le registre de langue élevé qu’il utilise : sa parole est théâtrale dans tous les sens du terme. L’histoire de Lucifer est donc bloquée : il reste quasiment toute la pièce un élève de CM2 qui subit un harcèlement scolaire et qui n’arrive pas à prendre la parole en public.
Le discours qu’il prononce au spectacle de fin d’année (p. 51-53) est ce qui fait véritablement évoluer la situation. Après ce discours, tout change pour Lucifer : dans les scènes qui suivent sa parole n’est presque plus que dramatique. À partir du moment où il libère sa parole, l’action reprend et il quitte enfin l’école primaire pour aller au collège, où les didascalies ne renvoient plus à lui que par le nom de Luan. La capacité de parler est donc au cœur de la dramaturgie de ce texte, et c’est un point d’appui essentiel pour la mise en voix et en jeu.
Cet extrait peut faire l’objet d’une lecture en classe au cours de laquelle les élèves peuvent être interrogé∙es : que fait Lucifer ? Qu’est-ce que cela représente pour lui de faire cela ? Qu’est-ce que cela change pour lui ? Les élèves peuvent également dessiner Lucifer à trois moments de la pièce : d’abord avant le discours (au choix en classe, en récréation, chez lui, en train d’écrire sur le tableau…), puis en train de faire son discours, enfin après le discours. Le but ici est de mobiliser l’imaginaire des élèves et leur compréhension de ce qui a été fait jusqu’à présent : placer les personnages dans le lieu de la situation dessinée, dessiner les émotions du personnage à un moment de la pièce, avoir conscience de l’évolution du personnage de Lucifer.