Ce basculement entre personnages et auteur·rices est révélateur du dispositif dramaturgique de ce texte. En effet, celui-ci n’a de cesse d’osciller entre narration et dialogues.
Il commence par s’affirmer comme relevant du théâtre de récit. Comme on l’a vu durant toute la première partie, on pourrait résumer la pièce ainsi : c’est l’histoire de deux enfants qui racontent des histoires. Cette prépondérance du récit ne se limite pas seulement au thème du spectacle, mais est également présente dans sa forme.
La toute première réplique de la pièce est effectivement attribuée à un chœur, ce qui ancre le texte dans une longue tradition théâtrale. Le statut du chœur, depuis l’Antiquité grecque, est particulier : ce n’est pas un personnage, ce n’est pas lui qui agit. Au contraire, on lui confie souvent la charge de présenter la situation, d’évoquer ce qui se passe ailleurs, en parallèle de la scène principale, de résumer certains événements, bref de raconter l’histoire. Par ailleurs, si on regarde de plus près cette première réplique, on peut noter qu’il est fait explicitement référence à cette fonction de conteur qu’assume le chœur : les termes “histoire”, “récit”, “écrit”, etc. sont tous utilisés plusieurs fois sous différentes formes.
Dans la suite du texte, Jozef et Zelda ont également recours à une parole narrative. On l’a évoqué précédemment, la toute première réplique de Zelda dans la première partie (p. 12, « Au début c’est du vide […] c’est le début de tout. ») est comme l’ouverture d’un conte. Si cette réplique reste écrite au présent, l’autrice utilise par la suite plus fréquemment l’imparfait, le temps traditionnel de la narration. La pièce semble tendre ainsi vers le théâtre-récit, une forme de théâtre où la narration prime sur l’action.
Cependant, l’autrice ne tourne jamais complètement le dos à un théâtre dramatique. Si on regarde les répliques attentivement, elles ne relèvent pas toutes de la narration. Certaines sont en effet des paroles directes échangées entre Zelda et Jozef, inspirée par de véritables discussions entre deux enfants, Joseph et Zelda, comme l’explique l’autrice dans son travail d’écriture dans la postface intitulée ”La magie des mots” (pp. 79-81). Au cours de la scène 3 de la première partie (pp. 39-42, par exemple, on assiste à un débat entre les deux personnages au sujet de l’histoire qu’iels racontent : iels s’invectivent, se posent des questions, etc.
Exercice : il peut être intéressant de relever avec les élèves le statut des différentes répliques : lesquelles sont de l’ordre de la narration et lesquelles sont de l’ordre de la parole directe. Ce travail d’étude du texte à la table, crayon en main, peut sembler éloigné du plateau. En effet, il s’agit d’une approche analytique et intellectuelle du théâtre. Cependant, cet exercice permet d’évoquer un outil essentiel du jeu : l’adresse. Toute parole, pas seulement au théâtre, est adressée : on parle toujours à quelqu’un (que la personne soit en face de nous ou non), et ce même quand on est seul·e (on se parle à soi, ou on parle au monde). On ne parle pas de la même manière selon à qui on s’adresse. Comprendre de quel registre relève chacune des répliques permet de comprendre à qui chaque phrase s’adresse : est-ce que telle réplique de Zelda s’adresse directement à Jozef, ou est-ce qu’elle s’adresse aussi à d’autres personnes ? Et à qui ? Cet exercice, qui permettra aux élèves d’y voir plus clair sur la distribution de la parole, sur la construction du texte et sur les enjeux pour les personnages, est véritablement un premier pas vers le jeu. En effet, c’est cette alternance entre deux niveaux de jeu qui crée la situation principale de cette pièce : deux personnages qui racontent des histoires. Sans cette alternance, ni les personnages ni les histoires n’existent de la même manière.
Ce va-et-vient entre dialogue et récit n’est toutefois pas un système figé, il constitue un levier dramaturgique à part entière : l’un et l’autre se nourrissent mutuellement.
Tout d’abord, Sandrine Roche les fait communiquer. On peut évoquer la scène “OH !” (pp.47-48) durant laquelle l’autrice utilise la forme “Zelda dit : ‘[…]’” très courante dans le roman. Les dialogues directs sont alors totalement intégrés à la narration. D’autre part, les paroles directes traitent des paroles narratives : Zelda et Jozef débattent des histoires qu’iels racontent, comme lorsque que cette dernière affirme : ”On ne peut pas faire une histoire à partir d’un trou” (p. 39).
Ce point n’est pas anodin. Il signifie en effet que les personnages ne sont pas insensibles à ces histoires qu’au contraire elles provoquent leurs réactions. L’évolution de Jozef et Zelda dans le texte est donc intimement liée à leurs histoires. Dans le même temps, l’histoire générale de cette pièce, celle dont le chœur est narrateur, est déplacée par l’évolution des deux enfants. En somme, les paroles dramatiques sont provoquées par les paroles narratives et vice versa.
L’autrice s’amuse évidemment de cela. On peut le voir, encore une fois, dans la scène d’ouverture, qui s’affirme définitivement comme une clef de compréhension de l’ensemble du texte. Avec leurs premières répliques (p. 10), Zelda et Jozef interrompent le chœur. Les deux personnages s’extirpent donc de l’histoire, comme s’iels voulaient prendre leur indépendance. Le chœur reprend la main, au point de les faire parler en utilisant la forme canonique du dialogue dans un récit (guillemet, verbe de parole, inversion de l’ordre sujet-verbe). Ce jeu littéraire nourrit bien évidemment le jeu théâtral, comme nous le verrons par la suite.