Bruno Castan répond, le 21 décembre 2006, à Emmanuelle P., alors étudiante, qui choisit de présenter Belle des eaux à son concours de professeur.
Je vais tenter de répondre en premier lieu à la première question que vous ne m’avez pas posée : pourquoi les contes pour faire du théâtre ?
Excellente question, plusieurs réponses possibles et j’en oublierai certainement.
Je n’ai aucune imagination, donc il m’est plus pratique de travailler à partir d’un matériau existant. Mais je me console en me disant que je ne suis pas le seul auteur de théâtre à s’inspirer d’œuvres préexistantes.
J’ai écrit tout mon théâtre (pour jeunes spectateurs) en situation de metteur en scène responsable d’un secteur de création théâtrale, ou directement d’une compagnie théâtrale. Avec charge d’un public au sein duquel je travaillais, bien évidemment en collaboration avec un grand nombre d’enseignants reflétant presque toutes les positions vis-à-vis du théâtre à leurs ouailles destiné, depuis la passion pour le théâtre jusqu’à une tiédeur suiviste et passive (et je vous dis ceci sans aucune amertume ni jugement, c’est seulement un fait...).
Je l’ai fait toujours en situation de combat difficile, tant pour obtenir les moyens financiers et matériels d’une création digne de ce nom, que pour convaincre financeurs et relais naturels des jeunes publics (notamment les enseignants) de la nécessité absolue d’une création artistique majeure adressée aux jeunes spectateurs. Dans des conditions de pénurie, et de lutte pour que survive une démarche de création digne de ce nom, il m’est arrivé d’en venir même à une sorte d’autocensure consistant à écarter des projets dont mon équipe et moi pensions qu’ils « feraient trop peur », au bénéfice de projets plus « rassurants ». Et annoncer un projet avec titre de conte traditionnel, ou à partir de conte traditionnel, rassure, bien évidemment...
Je suis néanmoins en droit d’ajouter que je n’ai jamais écrit que mu par un désir profond de donner « ça » à lire, voir et entendre, toujours persuadé que si « ça » me touchait, m’émouvait, « ça » ne pourrait pas ne pas émouvoir le public, enfant ou non...
J’ai toujours pensé, et je pense toujours, que les grands contes fondateurs sont et demeureront longtemps encore un matériau admirable et indispensable pour permettre à l’enfant d’avancer vers un statut d’adulte autonome en acceptant et dépassant des épreuves, des douleurs, des peurs qui constituent notre richesse intérieure à tous, humains que nous sommes... Je suis convaincu que les grands contes fondateurs permettent, favorisent cette émancipation, par un truchement symbolique d’une formidable intensité.
Je dois ajouter que je me méfie comme de la peste des « contemporanéisations » (dans le style blue-jeans et baskets, prince charmant devenu fils d’industriel friqué ou chanteur rock, etc.) de ces mêmes grands contes fondateurs, pour les avoir toujours, ou presque toujours, vus perdre leur sens, leur vertu, et même leur crédibilité, pour cause de vide de charge symbolique...
Pourquoi ai-je insisté sur le rapport avec l’eau ?
Je suis personnellement fasciné par l’eau en tant qu’élément (et symbolique, et réel).
Ce n’est pas un hasard si une pièce ultérieure, Coup de bleu, m’a été inspirée avant tout par la fascination qu’exerçaient sur moi des faits divers trouvés dans les journaux, traitant de suicides par noyade...
J’ai toujours pratiqué la plongée en apnée, comme un succédané de vol...
J’ai toujours pratiqué aussi, bien que moins volontairement, les rêves de vol, d’envol, et j’y suis devenu extrêmement expérimenté... Mais ceci concerne l’air…
Et « les eaux de la mère » se retrouvent en bonne place dans ma dernière pièce (« pour adultes ») éditée, La Conquête du pôle Sud par la face nord. Bref...
Leprince de Beaumont me met d’emblée sur ma piste de prédilection : un riche marchand, un vaisseau où il a ses marchandises… Il ne m’en faut pas davantage pour traduire : un armateur, un port, la mer… La ruine de la famille causée par un naufrage. Ne reste qu’à tirer le fil et tout l’écheveau se dévide de lui-même…
Avez-vous remarqué que dans ce conte dont l’héroïne est une jeune fille en marche vers son émancipation (au prix de dures épreuves), comme dans Cendrillon, comme dans Peau d’âne et quelques autres contes majeurs, la mère est absente, morte au début du conte, ou avant le conte, hors conte ?
Et la jeune fille se trouve livrée aux appétits incestueux du père resté seul, explicitement dans Peau d’âne, c’est le sujet même du conte, plus ou moins implicitement selon moi dans Cendrillon et La Belle et la Bête. La chose apparaît d’ailleurs, pour qui n’est pas complètement imbécile, à la lecture de La Fille aux oiseaux, ma pièce tirée avec la même fidélité de Cendrillon (par les frères Grimm et non Charles Perrault !) J’arrête ici cette incise sur l’inceste qui n’a rien à voir avec l’eau… Encore que dans le cas de ces contes, les eaux de la mère sont doublement perdues pour les héroïnes, par leur naissance d’abord, par disparition de leur mère ensuite… Ne reste plus qu’une terrible sécheresse…
Bon. J’essaie de retrouver mon fil…
Belle des eaux vient chronologiquement juste après La Fille aux oiseaux (alias donc Cendrillon) qui se trouvait être placée, sur le plan de l’image plastique, de la décoration, dans une référence picturale au quattrocento italien... Je me nourris de peinture, comme de littérature et de musique... La question – quel monde plastique pour Belle des eaux ? – s’est donc posée très vite à moi, dès le départ de l’écriture (j’écrivais sachant que j’allais monter la pièce à la suite de l’écriture), et la réponse m’est venue tout aussi vite, tout aussi évidente : j’aurais aimé Venise pour Belle, mais je sortais de Bellini et Carpaccio (immenses peintres vénitiens comme vous le savez) pour La Fille aux oiseaux, donc donc donc…
Donc une autre Venise, quelque chose comme une Venise du Nord peut-être, et bien sûr quelque chose comme la peinture flamande des XVe et XVIe siècles, autre de mes amours picturales, avec des canaux, gelés ou non, des polders striés de canaux, ce pays incroyable où l’œil ne parvient plus à distinguer la terre du ciel, l’eau grise de la vase grise, du ciel gris, une noyade de la vue semblable à cette noyade de l’œil sur la lagune de Venise par temps de brume... C’est aussi bête que ça.
S’ensuivent des tas de conséquences sur les choix d’écriture, sur les choix de détails pour traiter le conte de Madame Leprince de Beaumont...
Et le palais de la Bête est bâti (bâti ?) sur des sables mouvants... Et la Bête n’a plus cet aspect mi-fauve redoutable (lion, taureau, ours, sanglier...), mi-peluche que nous ont imposé les illustrations des livres pour enfant, Walt Disney, et même Jean Cocteau. La Bête devient la créature du lagon, plus proche du reptile du conte latin Psyché... Et la famille de l’armateur vit sur le quai du port, et Mariette peut se fantasmer à loisir des zizis grouillant dans les eaux troubles d’une permanente inondation rêvée, et pourtant plausible, des sous-sols de l’hôtel de l’armateur... Et quoi de plus naturel alors que la petite maison de campagne où se retire après sa ruine la famille, dans le conte, devienne une sorte de cabane d’ostréiculteur comme on les voit au bord de la Seudre, sur des talus aux berges de vase grise... Et quoi y faire d’autre pour survivre qu’y élever des anguilles, autres zizis, mais bien réels, tranchables (émasculables ?) à merci... Bref, tout ça va de soi une fois mis le doigt (si j’ose dire) dans l’engrenage liquide...
Cela suffit-il à vous éclairer sur les eaux ?
À quoi sert la réplique de la Bête qui revient continuellement ?
Je suppose qu’il s’agit de « Je suis une bête… »
J’aime les répétitions, surtout assorties d’infimes variations ; question de goût, pour ne pas dire de style…
Cette réplique sert probablement à la Bête, qui est, mine de rien, un personnage tendre, confiant et timide (en tout cas rendu terriblement peu sûr de lui-même par l’état de Bête qui lui est imposé), elle lui sert probablement à répondre, ou à ne pas répondre, aux questions les plus embarrassantes. J’aime beaucoup, et c’est pour moi une des caractéristiques de l’écriture théâtrale, les personnages qui parlent et sont pourtant incapables de dire ce qui serait à dire. C’est une des caractéristiques les plus magiques du théâtre : les personnages ont un besoin vital de dire ceci à cet instant précis, mais si ce ceci était ce qui serait à dire, il n’y aurait plus de tension dramatique, plus rien à jouer, et tout le monde s’emmerderait…
Et je crois que ce petit miracle, finalement courant au théâtre, peut se produire ici : c’est le public, ou même simplement le lecteur, qui introduit ces séduisantes variations, qui est amené à se les produire, en inventant, en devinant, en se suggérant à lui-même ce que la Bête dirait si elle disait ce qui serait à dire. Alors que la Bête n’a que cette réplique idiote comme échappatoire… Non ?
Pourquoi changer le nombre de personnages par rapport au conte initial ?
Le conte dit « … Il avait six enfants, trois garçons et trois filles… ».
Les trois garçons ne servent rigoureusement à rien, sinon à dire à un moment : « Non ma sœur… vous ne mourrez pas ; nous irons trouver ce monstre et nous périrons sous ses coups si nous ne pouvons le tuer. » À quoi répond leur marchand de père : « Ne l’espérez pas, mes enfants ; la puissance de la Bête est si grande, qu’il ne me reste aucune espérance de la faire périr… »
À ceci se borne la fonction des trois frères dans le récit (il s’y ajoute simplement : « … mais ses frères pleuraient tout de bon, aussi bien que le marchand… »). Vous conviendrez que c’est un peu mince.
Pour les deux sœurs de Belle, c’est un duo de péronnelles indifférenciées, qui parlent peu et toujours apparemment en chœur. Elles sont évidemment là avec une fonction de repoussoir, pour accentuer par opposition la simplicité, la douceur, la tendresse, la finesse de Belle.
Je crois donc qu’un frère est largement suffisant pour dire « laissez-moi tuer la Bête, papa » et suivre de mauvais gré sa gourdasse de sœur aînée dans le monde.
Et je crois qu’une sœur est largement suffisante pour mettre Belle en valeur par opposition.
Sans compter que trois (enfants) est un beau nombre, surtout lorsqu’il recouvre trois caractères vraiment différents…
Est-il bien utile d’ajouter que l’auteur – autocensure ou quoi ? – essaie de ne pas multiplier à l’extrême les personnages secondaires ou décoratifs, car il connaît un peu les conditions de production du théâtre dans ce pays, surtout lorsqu’il s’agit de spectacles destinés aussi aux jeunes spectateurs.
Vous aurez par contre remarqué que j’ai créé de toutes pièces le personnage de Mariette.
Et comme vous ne me posez pas la question, je vais vous dire pourquoi, ou plutôt dans quelles conditions j’ai été amené à créer un personnage supplémentaire par rapport au conte.
Dans le désordre (chronologique, et d’importance) :
en tant que directeur de compagnie théâtrale, et metteur en scène (y compris de mes propres textes), j’avais, parmi les comédiens qui travaillaient régulièrement avec moi depuis plusieurs années dans une région quasi désertique sur le plan de l’emploi des artistes (Clermont-Ferrand pour ne pas la nommer), une comédienne d’une bonne quarantaine d’années qui en dehors de ses engagements avec ma compagnie « galérait » comme tous ses collègues locaux. Elle avait joué dans mes précédents spectacles, et j’éprouvais des scrupules à la laisser sur le carreau pour au moins un an.
J’avais enregistré dans La Belle et la Bête l’absence de la mère (voir ci-dessus) qui ne m’était pas indifférente (chic, chic, il y a peut-être inceste sous roche !)…
Dans mon travail de documentation préalable à l’écriture (dès que je risque d’effleurer un conte, je relis pour la 82e fois mon Bettelheim), j’étais tombé, dans La Petite Fille dans la forêt des contes de Pierre Péju, je crois, sur une remarque très intéressante pour mon propos, qui relevait que souvent, dans les contes, les jeunes héroïnes qui ont l’âge, qui sont sur le point de découvrir l’amour, en sont tout d’abord très fort dissuadées par des vieilles femmes bréhaignes…
Tout cela a tourné dans ma petite tête, consciemment et inconsciemment, et a donné Mariette (ma comédienne « sauvée ») bréhaigne, obsédée, qui encourage Belle à repousser les hommes tout en feignant de s’en offusquer, à qui j’ai accordé la grâce d’aller jusqu’au bout de sa névrose et peut-être de la dépasser en tranchant les anguilles comme une forcenée (pas besoin de faire un dessin, l’érotisme passera, nom dad’ju !) et de s’en sentir tellement aise…
Par contre, en écrivant, deux ans auparavant, La Fille aux oiseaux, alors que j’étais soumis aux mêmes impératifs économiques, j’avais volontairement conservé en face de ma Cendrillon les deux filles de sa marâtre, intruses majoritaires dans le foyer, qui lui pourrissent la vie…
Cela vous convient-il ?
Pourquoi mettre deux prénoms aux filles ?
Je n’ai pas mis deux prénoms aux filles.
Belle s’appelle Belle et seulement Belle.
Bernardine s’appelle Bernardine.
Mécontente de ce prénom, elle s’est rebaptisée Augusta, prénom qu’elle trouve plus chic. Dans la foulée, elle a rebaptisé Béranger, qui n’en demandait pas tant, Achille, pour la même raison.
Vous aurez remarqué les trois prénoms d’origine, Belle, Béranger, Bernardine, et les deux prénoms d’emprunt, Achille, Augusta.
Pourquoi B et A ? Franchement, je n’ai pas de raison bien raisonnante à vous donner, mais ce ne peut être un hasard. Peut-être simplement parce que ça m’a amusé, ou fait plaisir au moment d’en décider… Ou monter une marche en initiales…
Pourquoi ce rebaptême ?
Tout d’abord parce que cela constitue un signe évident et fort, marqué par les mots, les noms, du caractère du personnage de Bernardine. Tout comme le peu d’enthousiasme de Béranger à se voir affublé du prénom d’Achille renseigne sur son caractère. Tout comme les réactions différentes de Mariette, de Belle, et de Cornélis devant ces prénoms d’emprunt apporte un éclairage sur le caractère de chacun de ces personnages. Tout ceci sans débauche de psychologie de bazar…
Ensuite parce que les quiproquos, les disputes, les appellations erronées, reprises, corrigées ou non, les ricanements, les hurlements engendrés par les deux prénoms en A donnent au texte, à la pièce, au spectacle, du jeu, du conflit, du son, de la musique, et à moi une certaine jubilation, je dois le reconnaître. Tout ce merdier pour un prénom !
Belle des eaux est l’une de mes rares pièces où le spectateur a à connaître d’emblée le nom des personnages, pour les raisons que je viens d’évoquer.
Le plus souvent, le spectateur ignore le nom des personnages (à l’inverse du lecteur, bien entendu) parce qu’il n’est jamais dit, et ça ne le trouble pas.
C’est une mini-caractéristique très personnelle de mon écriture, et d’ailleurs ce n’est pas la question que vous m’avez posée, donc…
Les ballons, 1e (et 4e) de couverture...
C’est l’éditeur qui a choisi ce graphisme comme « marque distinctive de collection ».
M’étant trouvé au départ de la collection, avec deux de mes textes sur les six qui l’ont lancée, je crois, j’ai timidement fait remarquer que ce choix des ballons sonnait pour moi plus infantile qu’enfance jeunesse... J’ai peur de n’avoir pas été entendu, ou d’avoir parlé trop tard !...
Reste que l’éditeur me laisse à chaque fois peu ou prou le choix, pour ma prochaine pièce à éditer, entre 2, 3, ou 4 propositions ballons de son graphiste, et qu’il m’est même arrivé, pour L’Enfant sauvage par exemple, de demander et d’obtenir une modification de la typographie de la 1e de couverture.
Je m’y suis facilement habitué. Avec ces fichus ballons, certaines des couvertures de mes pièces évoquent quelque chose de l’ordre du sexuel, ce qui n’est pas pour me déplaire… L’érotisme passera, nom dad’ju !
Vous avez écrit cette pièce pour des enfants ou pour des adultes au départ ?
J’ai écrit cette pièce en sachant que je la mettrais en scène prioritairement pour des enfants, parce que j’étais d’abord payé pour ça.
C’est tout ce que je peux dire.
Sinon que, à mon sens, une bonne pièce (je n’ai pas envie de jouer les modestes) qui peut parler aux enfants parlera aussi aux adultes. Vous aurez noté que je n’ai pas dit une bonne pièce pour enfants. J’écris en adulte aux enfants, avec mon langage d’adulte, ma maîtrise de l’écriture d’adulte, sans me croire obligé de prétendre, comme certains écrivants qui écrivent pour les enfants, que je convoque pour ce faire mon âme d’enfant et autres balivernes infantilo-démagogiques (non seulement je n’ai pas envie de jouer les modestes, mais je deviens facilement sectaire comme vous pouvez le constater).
Je crois que les adultes peuvent éprouver beaucoup de plaisir et d’intérêt à lire mes pièces, comme à les jouer, ou à les voir représentées, si elles sont montées comme j’ai toujours essayé de le faire, avec la plus grande rigueur artistique, enfants ou pas.
Comment vous y êtes-vous pris pour l’écrire ? Temps mis pour l’écrire ?
Temps pour l’écrire : environ deux mois.
Et plusieurs mois de préparation avant l’écriture. Une fois choisi La Belle et la Bête.
Relire vingt fois le conte de Leprince de Beaumont. En étudier et noter la structure et les composants. Plonger dans la documentation théorique : Bettelheim, Pierre Péju déjà cités, et d’autres oubliés depuis…
Trouver une cassette du film de Cocteau (que j’avais vu au cinéma bien avant) et le visionner de nombreuses fois… Me procurer le scénario du film pour le lire et relire, étudier le travail d’adaptation fait par Cocteau, sa structure, son style… Autant pour savoir ce que je ne veux absolument pas faire, que pour éviter tout plagiat même involontaire…
Me procurer deux autres textes de théâtre ou supposés tels, d’après le conte, dont je connais l’existence… Pour les mêmes raisons.
Commencer à mettre au clair mes propres choix d’écriture à partir de toutes ces données…
Prévoir une structure à la pièce, en ayant digéré la contrainte « économiser les comédiens », donc décider quels personnages… Avec le souci que cette structure permette une fluidité extrême dans son déroulement, tout en ne me refusant ni ellipses dans le cours du récit, ni changements de lieu et de temps avec un montage cut de type cinématographique, etc.
Oublier tout cela (à l’exception de la structure écrite très précisément, chaque scène ou séquence prévue avec en gros son type de contenu, son ambiance, les circulations de personnages).
Écrire enfin, en écrivant. C’est la main qui écrit, et pas la tête. Ça surgit sur le papier et après la tête regarde ça et se dit : merde, c’est donc comme ça que ça parle !
Et aussi rester coincé des journées (de souffrance) entières. Sentir qu’il manque quelque chose – mais quoi ? – pour que ça se mette ou que ça continue à dérouler…
Un exemple : le principe de la petite maison dans la lagune est acquis depuis longtemps, et même le principe de l’élevage de poissons est acquis depuis longtemps, foin des patates, navets, chicots et autres cultures… L’ichtyologiste amateur, mais averti, que je suis (chasse sous-marine, etc.) s’interroge plusieurs jours sur l’espèce de poisson la plus adéquate pour l’élevage de la famille Pieters, bar, mulet, dorade, turbot, flétan ?… Ça ne va pas, aucun poisson n’est vraiment satisfaisant…
Et pourtant j’écris la pièce dans l’ordre de son déroulement, j’ai donc déjà donné à Mariette sa phobie phallique dans l’hôtel de Cornélis sur le quai… Ça ne va pas vraiment, ça ne va pas, bar, mulet, turbot, ça ne va pas… Et au bout de quelques jours…
Anguilles !
Je ne me rappelle pas en quelle occasion elles m’apparaissent, ces anguilles, pas devant mon papier en tout cas, mais dans la rue, au marché, je ne sais plus où, et elles apparaissent sans image extérieure qui me les évoque, non, comme ça, dans ma tête, anguilles, oui anguilles, bien sûr anguilles, comment ai-je pu ne pas y penser tout de suite, comment ai-je pu m’emmerder depuis des jours avec ces foutus bars, anguilles bien sûr évidemment, et c’est Mariette qui va être contente de pouvoir légitimement trancher leur gland à tous ces sexes frémissants et visqueux !
Et voilà.
Donc écrire. Comment ? En écrivant. Bien difficile de décrire comment ça fonctionne.
Comment je mettrais en scène l’univers de l’eau, dans Belle des eaux ?
En fait, j’ai bel et bien mis en scène ma pièce.
Pas facile de répondre à cette question.
L’eau, réelle, rêvée, fantasmée, est présente dans tout le corps du texte. Peut-être cela pourrait-il suffire à en livrer la prééminence dans la pièce.
Peut-être n’est-il pas nécessaire de « montrer », « représenter » l’élément eau.
J’ai résolu simplement les séquences 4 « Brumes », et 11 « Béranger », en flanquant le père, puis le fils sur une de ces barques toutes plates de rivière, une perche à la main pour se propulser... La lumière a fait le reste de l’illusion... De même pour 1 « La statue... » et 20 « ... sur la mer », j’ai flanqué vieux marin (joué par le comédien incarnant le père) et petite poulette (jouée par la comédienne incarnant Belle) dans une petite barque d’allure nettement plus marine, la lumière faisant de même le reste...
La difficulté à résoudre était (demeurerait aujourd’hui encore) bien plus de changer de lieu, d’une scène à l’autre, de façon complètement fluide, glissée, comme rêvée, sans perdre de temps à de lourds changements de décors, dans une pièce dont la structure est quasi cinématographique.
Mon décorateur et moi avons tenté de résoudre le truc en utilisant essentiellement des grands pans de toile de soie aisément manœuvrés des coulisses avec deux fils, et qui présentaient aussi l’avantage de permettre des transparences et des jeux d’ombre et de lumière...
Comment définirais-je mes œuvres et mon style d’écriture ?
Ouaf, là, vous êtes dure !
Ça serait-y pas à vous de définir ça ? Je ne suis certainement pas le mieux placé pour... Probablement le plus mal (placé !)...
J’imagine, j’espère que tout ça appartient à l’ordre de la littérature théâtrale... Du théâtre, des pièces de théâtre...
Pour le style, je suis encore plus mal placé...
J’aimerais sans doute qu’on retienne une musicalité de l’écriture, une précision et un grand plaisir du langage, une prédilection pour les silences, les trous, les non-dits, les impossibles à dire que le spectateur entend néanmoins, ressent plus fort que si c’était dit...
Ce n’est pas à moi de faire ce boulot...
Que veuillé-je transmettre ou partager avec les enfants ?
Là aussi, vous faites fort et dur.
L’amour du théâtre.
L’amour du langage, et de notre langue, le français. Une langue belle, souple, précise, subtile, qui est un véritable trésor, un patrimoine venu de loin.
L’idée que la vie n’est pas simple ni simpliste, les hommes jamais tout bons ou tout mauvais, que la mémoire est notre plus grande richesse, que la grandeur de l’homme est pétrie de terreurs et d’épreuves nécessaires au développement de sa sensibilité. Que la tendresse n’est pas vaine...
Des choses simples de ce genre...