Ce troisième itinéraire propose une plongée dans la matière imaginaire des quatre éléments qui nourrit à la fois le sens et la dramaturgie de la pièce. Cette plongée se fera autant par la découverte de textes, de mythes, de légendes que par une sorte de travail d’enquête dans la matière de la pièce et par la mise en œuvre de petits exercices de plateau. Ensuite, le rapport à la psychanalyse se révélera comme un domaine de réflexion incontournable, surtout en collège, et dont on ne gommera pas la théâtralité.
On peut remarquer que Bruno Castan, s’il ne se réfère pas explicitement à Bachelard, en tout cas le fait vivre : dans Neige écarlate, on a l’eau emportée par le feu ; dans Coup de bleu, on a l’air et son bleu coupant tout autant qu’idéal. L’enseignant pourra donner à découvrir les ouvrages de Bachelard, dont il fera une présentation pour les rendre accessibles, et choisir un ensemble de textes en particulier poétiques reposant sur l’imaginaire des quatre éléments. Il serait tout particulièrement intéressant de se pencher sur L’Eau et les Rêves (Corti, 1942). Mais si l’on est pressé, le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Laffont, 1982) suffira à réactiver cette symbolique présente en arrière-fond dans tout notre imaginaire humain, poétique et iconique.
La pièce de Dominique Paquet, Les escargots vont au ciel, inspirée de la poétique de Bachelard, sera également l’occasion de revenir sur l’intérêt d’une « musculation » de l’imaginaire au travers de Bachelard. On pourrait ainsi mettre en réseau ces deux pièces.
Il s’agira de bâtir un réseau d’associations de mots (et donc d’images) reliés au thème central, ici l’eau. C’est ainsi que Bachelard nomme ce travail. Consigne de lecture et de recherche : au sein de la pièce, quels sont les différents mots associés à la thématique de l’eau ? Pour les seules deux premières scènes, on trouvera les mots suivants : mer, mouette, fontaine, pleurer, salive, bassiner, caves, grouiller, clapoter, quai, eau noire, maléfices, ventre noir, noyés, tombeau, chanson de matelot, navires, mère, sardine, marée, tempête, fortune de mer… Dans la scène 3, Belle devient une anguille (p. 26), Bernardine une limace (p. 27) ; dans la 4, « Brumes », Cornélis se retrouve comme un fantôme, un noyé dérivant dans une « mort blanche ».
L’enseignant, dans le cadre de l’exercice traditionnel de plateau que l’on appelle communément la « marche dans l’espace sur consignes », pourrait aussi faire passer l’imaginaire des jeunes par toutes les nuances des quatre éléments et des objets, matières ou animaux qui leur sont associés : ce sera par exemple « marcher eau », « marcher feu », « marcher terre », « marcher air », puis « marcher poisson, algue, anguille, », « marcher feu, bougie, rat-de-cave », selon une démarche dont on sait qu’elle aide à quitter les clichés et le psychologisant qui enferment. On peut même proposer aux élèves de chercher dans les réseaux symboliques de la pièce ce qui peut ensuite devenir consigne dans le cadre de cet exercice de la marche. Cela pourrait être le début d’une découverte sur le plateau du travail de Jacques Lecoq, que l’on peut s’approprier grâce à son merveilleux ouvrage Le Corps poétique (Actes Sud, 1997) que l’on pourra également découvrir en vidéo dans Les Deux Voyages de Jacques Lecoq (film réalisé par Jean-Noël Roy et Jean-Gabriel Carasso, 1999 ARTE/DVD Scérén CNDP 2007).
La grande prégnance de l’eau dans la pièce met évidemment sur le chemin d’une relation aux mondes humains souterrains, à tout ce qui nous traverse de façon inconsciente et nous fonde, à l’image des caves dont Mariette se plaint dans la pièce, pour finir par y prendre goût… Un mot travaille toute la pièce dans ce domaine, c’est le « ça » freudien, le pôle pulsionnel, partie obscure, noyau pathogène de nos fonctionnements inconscients impossible à maîtriser. On reviendra ainsi sur certains passages, pour en chercher d’autres, ainsi celui-ci (p. 13) :
MARIETTE.- Justement, monsieur, et sans vouloir vous bassiner, quand comptez-vous vous occuper des caves ?
CORNÉLIS.- Quoi encore, les caves ?
MARIETTE.- L’eau, vous savez bien… L’eau monte, ça grouille là-dedans, ça glisse, ça piaule, ça geint, ça veut mordre…
On avait déjà vu ce « ça » apparaître auparavant (p. 11). On va le retrouver à plusieurs reprises avec la même connotation psychanalytique, et cela pourra faire l’objet d’une sorte d’enquête réalisée par les élèves.
Ensuite, dans le même ordre symbolique, « ça » devient « on » dans le palais de la Bête comme si ces deux mots créaient un réseau d’animalité souterraine. En effet, après que Cornélis a évoqué le diable, le « maître de maison » se mue dans sa bouche en un « on » qui va rythmer le discours du Père (p 39, p. 47…). On en profitera pour se poser quelques questions de catégorie grammaticale. Ainsi, « ça » est un pronom impersonnel. « On » l’est aussi, mais un peu plus humanisé que « ça ». La Bête n’est pas une personne, comme elle-même le dit très souvent : « je suis la Bête » ; mais elle n’est pas qu’un monstre inhumain. Elle révèle ce que l’humain peut avoir de naturellement monstrueux, la grammaire le dit, la sexualité et le ça freudien y sont liés.
Enquête sur le réseau de l’animalité : on pourra ainsi proposer aux élèves de partir à la recherche de tout le réseau des mots de l’animalité dans la pièce, dès la scène 2 commençant par ces mots :
MARIETTE.- Un cacao ? un cacao pour ma caille ? (p. 9)
Ce petit mot doux de « ma caille » revient souvent, en écho avec une scène plus trouble :
MARIETTE.- (…) J’ai faim ! Que font ces bougres d’hommes ? (Elle saisit Belle.) Ah ! Je te tiens, ma caille.
BELLE.- Tu vas me trancher la tête ? (p. 26)
Il y aura aussi à s’intéresser, en matière de langue, à la manière très poétique et théâtrale avec laquelle Bruno Castan désigne les bruits de la Bête, à la différence du conte où la Bête est effectivement un monstre :
Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s’empêcher de frémir.
Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit.
Dans la pièce, en partant de la première occurrence, on trouvera :
Il cueille une rose. Bruit énorme de respiration mouillée… la Bête lui apparaît. (p. 39)
Le palais disparaît dans un rugissement de la Bête. (p. 41)
La Bête soupire-mugit et disparaît. (p. 53)
La brume emporte Béranger et sa plate dans un grand bruit de respiration mouillée… L’espace bascule. (p. 58)
Enquête sur les bruits de la Bête : on proposera aux élèves de relever tous ces passages des bruits de la Bête. La question sous-jacente, à inscrire dans les débats philosophiques à propos de la pièce, concerne la nature double de cette Bête qui est aussi humaine : elle « soupire ». N’en valoriser que la nature monstrueuse serait une erreur. On pourra ensuite se poser des questions de fond sur les différentes manières de faire entendre ces bruits et de représenter la Bête sur scène. La didascalie « L’espace bascule » est présente plusieurs fois.
Travaux à proposer : croquis de scène, maquettes, enregistrements, mises en voix, recherches sur les mises en scène réalisées, comparaison avec le film de Cocteau, de Walt Disney…
Les élèves auront perçu dans leur lecture combien la langue de cette pièce mêle des mots anciens et poétiques avec des mots triviaux et familiers, de même pour la syntaxe. On leur proposera alors de relever tout ce qui les a frappés dans la langue employée, texte didascalique compris, et de l’interpréter ensuite. Du côté du familier, on pourra sourire de cette scène :
BELLE.- Tu voudrais qu’ici, maintenant, j’abandonne mon pauvre père ?
MARIETTE.- Son pauvre père ? Ah ha ha ! Ici et maintenant le pauvre père Cornélis se fait du lard, et des muscles ! Ah ha ha ! (p. 27)
On relèvera que le personnage de Mariette, la bonne, dans la tradition du théâtre classique inspirée de la Commedia dell’arte, contribue grandement à la création du comique dans cette pièce, ne serait-ce que par ses fréquentes exclamations « Ah ha ha ! » dont Cornélis se moque et s’énerve, lui aussi de façon familière :
CORNÉLIS.- Allons, Mariette, tu nous bassines à ricaner ainsi… (p. 13)
On notera au passage le jeu de mots sur bassiner, sens propre et sens figuré, une touche de plus dans le réseau de l’eau. Du côté des mots anciens et de la langue soutenue, le ton est donné dès le début de la pièce, ce qui lui donne en quelque sorte sa base ancienne :
Vers 1668, sur le port, l’hôtel d’un armateur. Dans la grande salle, une jeune fille, Belle, joue du virginal. C’est la fin du jour, le soleil va se coucher sur la mer, les mouettes tournent au-dessus de l’eau en criaillant. (p. 9)
Après recherches, les élèves pourront s’interroger sur le fait que le virginal, un instrument de musique en forme de coffre, s’inscrit dans la thématique du ça de la psychanalyse, rejoignant ainsi le thème du caché, du souterrain : c’est le coffre dans lequel la Bête donne ses merveilleux cadeaux à Belle. On sera aussi sensible au fait que la Bête a prévu un virginal pour accueillir Belle dans son palais…
Par la présence de mots anciens, dans un style plutôt soutenu, ainsi du vouvoiement du père par sa fille, Bruno Castan inscrit sa pièce dans sa référence au conte source mais cela va sans doute au-delà. Mêlant ancien et modernité, il nous dit que l’ancien est notre terreau. C’est aussi une des leçons de Neige écarlate.
On a vu les relations de cette pièce à la psychanalyse : on relèvera que la matière ancienne, mythologique de celle-ci, est directement formulée, ainsi le complexe d’Œdipe p. 45, sur fond d’absence de la mère jamais évoquée dans la pièce, sauf p. 20 et sauf à voir en Mariette un substitut de la mère.
Cela pourra nourrir le débat entamé auparavant sur l’attitude du père livrant sa fille, de la fille acceptant de se sacrifier. On remarquera aussi que finalement ce sont les forces souterraines qui gagnent, révélées au grand jour : cela met sur la piste de l’initiation sexuelle, comparable à celle que l’on trouve en arrière-fond dans Blanche Neige comme dans Le Petit Chaperon rouge et qui fonde toute la dramaturgie de la pièce déjà évoquée, Neige écarlate.