Éditions Théâtrales : D’où est venu votre intérêt pour la pièce ? Pourquoi avoir choisi de la mettre en scène ?
Gervais Gaudreault : Depuis plus de 40 ans, je suis partenaire en création avec l’autrice Suzanne Lebeau. Notre collaboration s’inscrit dans un long parcours, de projet en projet, nous travaillons à abattre les frontières qui enserrent la création que nous adressons aux jeunes publics. Je reçois chaque manuscrit comme un cadeau, au fil des ans, j’ai acquis une connaissance intime de son œuvre.
Le rapport que l’auteure Suzanne Lebeau entretient avec la narration a évolué au cours des ans. Pour échapper aux contraintes liées à l’écriture dramatique, elle écrivait, en secret, de nombreux contes. Un assemblage de ceux-ci m’a permis de les sortir des tiroirs et de créer, en 1993, Les contes d’enfants réels. Progressivement, un métissage s’est opéré dans son écriture et depuis Salvador, la montagne, l’enfant et la mangue, la narration, s’immisçant entre les dialogues, accentue la théâtralité. Avec Le bruit des os qui craquent et Gretel et Hansel, la fusion de ces deux modes d’écriture a atteint un apogée. Ce ne sont plus des fragments, mais des allers-retours incessants entre narration et dialogue qui créent une rythmique si particulière. Avec son dernier texte Trois petites sœurs, Suzanne Lebeau va encore plus loin : les différents récits dialoguent entre eux, un oratorio à cinq voix où l’écriture chorale culmine.
E. T. : Quelles ont été les difficultés rencontrées durant le processus de mise en scène ?
G. G. : La seule difficulté rencontrée fut celle d’accepter le dépouillement, le plateau nu. De faire confiance à la force des mots, du texte pour maintenir l’attention.
E. T. : Considérez-vous que votre mise en scène s’est mise au service du texte ? Et en quoi s’en est-elle affranchi ?
G. G. : Les codirecteurs artistiques n’abordent pas leur travail comme une dualité, une opposition. Nous avons chacun nos responsabilités et nous avançons sur les chemins de la création avec toute une équipe de concepteurs engagés dans leur discipline au service du projet.
E. T. : Comment aborder la dure thématique de la mort de l’enfant tout en s’adressant à un jeune public ?
G. G. : La résilience est au cœur du projet d’écriture et de la mise en scène. La résilience est un appel à la vie.
Comment marquer la présence, comment signifier l’absence : imaginons en ouverture, la grande sœur et la petite faisant tourner une corde à danser, Alice au centre, saute, saute et interrompt brusquement le mouvement de la corde, le fil du temps, pour nous raconter. Imaginons à la toute fin, le père et la mère faisant tourner, tourner cette même corde dans un appel à la résilience, imaginons les sœurs d’Alice s’y engageant dans un appel à la vie qui continue.
Il n’y a pas d’espace ici pour le pathos, l’apitoiement, nous recherchons la lumière pour cette famille, ce chœur, tour à tour divisé ou réuni, à la recherche d’une paix sereine, d’un apaisement.
E. T. : Quelle a été la réaction du public, notamment celle des enfants ?
G. G. : Le texte et le spectacle provoquent une grande écoute, une écoute intériorisée et des réactions variées face à la thématique de la mort dépendamment de l’âge et de l’expérience des publics. Les enfants reçoivent le spectacle plus sereinement.
E. T. : Comment les différents comédiens ont-ils abordé leurs personnages ? Le personnage d’Alice, interprété par Émilie Lévesque, a-t-il demandé une attention particulière ?
G. G. : Alice surgit, présence parfois silencieuse, sa manière d’habiter l’espace indique une autre temporalité. Habiter l’espace par le son, faire entendre ces voix, faire entendre la narration née dans l’instant, union indissoluble du son et de la pensée qui interroge les territoires de l’intime. Une voix du dedans pour faire entendre, faire résonner l’indicible.
E. T. : Les trois enfants sont interprétées par des femmes adultes – cela a-t-il soulevé des difficultés particulières ?
G. G. : Non, je connaissais ces comédiennes et leur capacité à jouer l’enfance sans faire l’enfant. C’est une question de registre de jeu, de talent. J’ai été attentif à leur corps, leur grandeur, au théâtre tout est question d’illusion, l’art de faire croire.
E. T. : Vous avez fait le choix d’une mise en scène minimaliste – pourquoi ?
G. G. : La voix est au centre du projet de mise en scène : chant-récit ou récit-chant porté par ces corps qui parlent, corps sonores qui racontent l’histoire d’Alice. Une famille sur le plateau, des corps qui vont, qui viennent dans un espace vide, chorégraphie des corps avec ces solos, ces duos, ces trios. Cinq voix parfois à l’unisson, chorégraphie des divers plans sonores.
Ce sujet délicat commandait une certaine retenue, avec de la générosité et surtout pas de pathos.
E. T. : Que conseilleriez-vous à de jeunes élèves souhaitant mettre en scène cette pièce ?
G. G. : Ne pas trop en faire, dire le texte simplement. Se concentrer sur ce que ces mots provoquent en moi, l’écho en moi. Écouter, regarder, recevoir et donner à l’autre, au partenaire et au public.