L’enseignant définira l’épopée (la définition du Larousse en ligne : « Long récit poétique d’aventures héroïques où intervient le merveilleux. »). L’Illiade et L’Odyssée d’Homère sont les récits épiques les plus fameux. L’épopée a souvent valeur d’initiation, d’apprentissage pour le héros qui la vit, il sort grandi de ses différentes aventures.
Le théâtre dit épique met à distance l’histoire racontée par le biais d’un narrateur. Dans le théâtre antique, cette narration est souvent prise en charge par le chœur. Au XXe siècle, Bertolt Brecht théorise le concept de théâtre épique comme un moyen de mettre à distance les émotions (a contrario du théâtre dramatique et de sa recherche d’émotion cathartique). Le théâtre épique selon Brecht est dès lors un théâtre de raison, de réflexion, de positionnement critique, de distanciation. La notion d’épique, d’épicisation, est présente dans le glossaire. Il en est de même pour le thème suivant, le chœur.
Les personnages présentés dans la liste des personnages sont au nombre de cinq : La mère, Le père, La grande, Alice et La petite. La première réplique du texte les situe comme des personnages agissant, partie prenante de l’action : « Ils sont là, avec moi, les personnages de l’histoire. »
Le lecteur comprend cependant rapidement que la mort d’Alice est un événement déjà passé, sur lequel les personnages reviennent a posteriori : ils endossent le rôle de conteurs. On peut dès lors parler d’une narration chorale.
L’enseignant définira le chœur : dans le théâtre antique, le chœur est généralement composé de citoyens, extérieurs à l’action et parlant d’une même voix. Le chœur est narrateur : il situe les enjeux, explicite et résume l’action.
Ici, les personnages, quoiqu’acteurs de l’intrigue, forment un chœur car ils unissent leurs voix pour raconter une même histoire, en alternant leurs paroles dans une suite logique, chronologique, parfois même concomitante (en chœur !). Par exemple, page 24 :
« Le père : Et on ne s’est plus inquiétés.
La mère : Alice s’est couchée tôt.
Le père : Mais elle s’est relevée tout de suite pour vomir.
La petite : Elle a vomi… beaucoup… beaucoup.
Le père et la mère : Comme si elle vomissait ses entrailles. »
Pourtant, l’ambivalence entre chœur et personnages prenant part à l’action persiste : les protagonistes quittent souvent l’unité du chœur pour donner une version plus subjective, qui va créer le conflit entre les différents personnages. Par exemple, page 18 :
« La grande : La rentrée était compliquée
parce qu’Alice et moi on ne voulait plus dormir dans la même chambre.
Alice : On ne peut pas le dire comme ça…
Elle ne voulait plus que je sois dans sa chambre.
Elle voulait son territoire…
à elle toute seule. »
Alice et la grande ont toutes deux une version différente du même événement. L’utilisation de l’italique sur elle permet à Alice de montrer la scission avec sa sœur, l’individualisme dont la grande fait preuve.
La narration chorale amène également souvent les personnages à revivre les scènes et les dialogues. Ils les rejouent alors pour le spectateur, quittant leur place dans le chœur pour reprendre leur statut de personnages agissant. Par exemple, page 34 :
« Le père : Le dire à qui ?
La mère : Aux filles. Il faut d’abord le dire aux filles.
Le père : La petite a juste trois ans. Elle ne peut pas comprendre. […]
La grande : On a ouvert la porte.
La petite : On sait.
La grande : Tout. »
Exercice : Les élèves, aidés de l’enseignant, pourront chercher d’autres indices de narration chorale et d’investissement du récit en tant que personnages acteurs de l’histoire. Ils pourront dresser un tableau de deux colonnes et remplir chaque colonne selon les exemples trouvés.
Exemple, page 24 :
« Le père : Et on ne s’est plus inquiétés […]
Le père et la mère : […] ses entrailles. »
Personnages locuteurs : Le père, La mère, La petite
Niveau d’énonciation/du chœur : narration « en cascade », chorale, puis à l’unisson
Effet produit : effet de dramatisation, d’accélération (avec la narration tour à tour prise en charge par les différents personnages) et de renforcement (avec l’unisson).
À la tête du chœur, se trouve le coryphée : dans le théâtre antique, il s’agit d’un membre du chœur prenant sa tête, et prenant régulièrement la parole au nom du chœur en son entier.
Exercice : L’enseignant peut dès lors demander aux élèves qui, selon eux, se trouve être le coryphée de ce drôle de chœur présenté précédemment. Pourquoi ?
Vraisemblablement, il s’agit d’Alice. En effet, c’est elle qui dispatche la parole et qui permet cette prise de parole, comme elle nous le dit page 7 :
« Alice : […] Je les laisse se présenter eux-mêmes.
Ça, ils peuvent le faire.
Ils peuvent raconter… aussi…
Mais si je les laisse seuls, tous les quatre,
ils ne pourront pas dire le plus important. »
Effectivement, cette incapacité des personnages à construire le récit sans Alice se révèle, notamment page 37 :
« Alice : Tu vas trop vite, maman, beaucoup trop vite !
Rappelle-toi la nuit à l’hôpital… »
Grâce à Alice, la narration est menée à bien au fil des différents épisodes de la maladie. C’est également son histoire personnelle (sa maladie et sa mort) qui est « prétexte » à rassembler la famille – et donc le chœur – le temps de la pièce.
Pourtant, malgré sa place de personnage fort, Alice n’en reste pas moins une petite fille seule face à la maladie. Alice n’est pas seulement un coryphée extérieur et parfaitement lucide de fait, mais la triste héroïne du malheur raconté. Page 43, la fragilité et les angoisses d’Alice transparaissent :
« Alice : J’avais peur de me réveiller au milieu de l’opération
et de sentir les ciseaux, les couteaux, les fils.
D’entendre le bruit de la scie… »
Exercice : Les élèves peuvent dès à présent chercher Alice au fil des différentes scènes : comment sa présence s’incarne-t-elle au fil de la pièce ? Que cela révèle-t-il ? Les élèves pourront interpréter la symbolique de cette présence/absence selon les épisodes décrits.
En effet, nous remarquons qu’Alice est complètement absente des scènes 3 « Le malheur pousse la porte » et 4 « Le malheur s’installe sans se gêner ». Le personnage d’Alice s’efface au profit du Malheur, personnifié dans les titres des parties et accompagné par tout le vocabulaire qui l’accompagne : les élèves pourront relever le lexique médical, et noter qu’il emplit jusqu’à l’étouffement les pages, évinçant dès lors Alice. La petite fille ne subsiste qu’à travers la parole de sa famille : « La petite : Alice ne savait pas grand-chose. » ou « La grande : […] Alice avait commencé l’école… » page 28. Finalement, lorsque le coryphée faillit à sa tâche de narrateur, rattrapé par la maladie et son statut fragile de petite fille, le chœur familial prend le relais de la narration, permettant à Alice de survivre à travers leur parole, et pour lui permettre de revenir à la scène 5 (« Alice : J’étais malade et je le savais […] » page 33), reprendre son rôle de coryphée – quoiqu’un coryphée désormais plus effacé, laissant son chœur conter en son nom : le coryphée/Alice sait petit à petit se mettre en retrait, habituant progressivement le chœur/sa famille à son absence et permettant ainsi le processus de deuil de se mettre en marche.
Exercice : Les élèves chercheront désormais ce qui ne se trouve pas dans cette pièce, et qu’ils auraient pu attendre d’y trouver. De quoi s’affranchit Suzanne Lebeau ?
Le texte ne contient aucune didascalie, si ce n’est quelques rares didascalies fonctionnelles (par exemple, page 44 : « La mère : (au père) Ton père est venu dormir à la maison. »). Tous les repères spatiaux, temporels ou d’adresse sont contenus dans les dialogues, dialogues à fonction narrative comme nous l’avons déjà évoqué. Cet affranchissement des codes dramaturgiques laisse présager l’influence d’autres genres, à commencer par l’épopée. Comme nous l’avons évoqué, l’épopée au théâtre est souvent incarnée par un chœur à fonction quasi didascalique. De plus, cette mise à distance par la narration n’est pas sans nous rappeler le théâtre épique dépeint par Brecht, permettant au lecteur de considérer sans être submergé par l’émotion la maladie d’Alice, et la résilience qui doit l’accompagner.
Cette recherche de distanciation a presque valeur d’éducation du jeune lecteur, l’aider à comprendre les notions de maladie et de mort pour mieux les appréhender lorsqu’il sera amené à les rencontrer. Dès lors, l’univers du roman initiatique, ayant souvent une fonction didactique, semble influer sur l’écriture du récit. En effet, Suzanne Lebeau ne construit pas sa pièce en actes, mais propose directement des scènes se suivant par épisodes, qui plus est titrées comme pourraient l’être des chapitres romanesques. Ce choix pourra évoquer à l’élève l’univers du roman d’initiation (comme Candide parmi les exemples les plus célèbres), les titres des scènes se faisant à chaque fois annonciateur de l’épisode à venir, comme un enchaînement d’obstacles nécessaires à franchir avant d’aboutir à la fin du parcours du héros.
Pourtant il serait réducteur de chercher à enfermer dans une volonté didactique et quasi-moralisatrice le texte de Suzanne Lebeau. L’univers du conte vient contrebalancer les influences précédemment citées pour insuffler une touche de merveilleux et une inquiétante étrangeté à l’histoire racontée. Alice est une Belle au bois dormant, entourée par ses soldats impuissants (page 43). Elle est également Blanche-Neige, empoisonnée pour être sauvée (page 48). Finalement, ne peut-on reconnaître en elle Shéhérazade, racontant son histoire à travers le théâtre, indéfiniment, pour ne jamais mourir ? Grâce à l’influence du conte, le merveilleux devient acceptable, et la présence du fantôme Alice, ressuscitée le temps du jeu, assimilée par le pacte de cohérence.
Enfin, ne pouvons-nous déceler l’influence du genre tragique sur le destin d’Alice ?