Entretien avec Françoise Thanas, mené par Vinicius Coelho, le 3 septembre 2018.
« Par une belle fin d’après-midi, je pousse la porte du Café du rendez-vous à Paris et repère Françoise Thanas assise à une table, sur laquelle un exemplaire de Ma famille et d’autres livres de Carlos Liscano semblent m’inviter à m’y approcher. Quelques anecdotes partagées plus tard, et après avoir commandé un café noisette et un thé glacé (la commande habituelle de la traductrice), nous nous sommes penchés sur l’objet de notre rencontre.
Vinicius Coelho.- Comment avez-vous découvert la pièce Ma famille ?
Françoise Thanas.- C’était en août 1997. J’étais à Montevideo pour un atelier et la veille de mon départ je tombe sur un article à propos de lui dans l’hebdomadaire Brecha. Dans cet entretien, Carlos évoquait son parcours, la place de l’écriture dans sa vie, en des termes simples, directs, précis. Et j’ai découvert qu’il écrivait aussi du théâtre ! Un ami avait ses coordonnées et j’ai voulu le rencontrer. Cela faisait un an que Liscano était rentré de son exil en Suède.
Nous nous sommes retrouvés dans un café du centre-ville, pour dîner avec cet ami en commun. Carlos est arrivé, sérieux, un peu ailleurs, avec une pile de manuscrits. Il n’a pas beaucoup parlé, car c’est quelqu’un qui a une personnalité très discrète et introvertie. Avant qu’il ne parte, j’ai pris son numéro de téléphone pour le contacter après avoir lu ses écrits. Ce n’est qu’à mon retour à l’hôtel que j’ai attrapé un texte au hasard : Ma famille. Le lendemain, avant de prendre l’avion, je l’appelais en demandant l’autorisation de traduire cette pièce.
V. C.- Qu’est-ce qui a tant attiré votre attention dans cette pièce ?
F. T.- C’était un coup de cœur, voire un coup de foudre, de ma part. J’ai d’abord été séduite, émue par la quête d’amour, par l’absence totale de misérabilisme… intriguée par ce qui était derrière les mots… par l’humour… par la forme originale de la pièce… par les nombreuses lectures possibles… par son caractère « tous publics ». Cette pièce a un côté absurde qu’il faut contrôler pour ne pas basculer dans la folie. Avec une grande économie de mots, Liscano dépeint les relations entre des êtres qui, malgré leurs difficultés, s’aiment.
V. C.- Quels étaient les enjeux pour la traduction de ce monde insolite créé par Liscano ?
F. T.- Les sonorités sont très importantes, la musique des mots et des phrases. Parfois, je devais faire des modifications, ajouter quelques mots pour expliquer un peu des choses qui ne seraient pas très clair pour le public francophone. Tout ça pour éviter les notes des bas de pages, inutiles dans un texte de théâtre.
V. C.- Pourrait-on dire que traduire c’est donc aussi réécrire ?
F. T.- Oui, bien sûr. Dans certains passages on doit faire des modifications pour rendre le texte clair vis-à-vis de notre public cible. Pour être traducteur, il faut vraiment travailler avec passion. Le traducteur est également un auteur, d’autant plus que légalement, nous avons aussi des droits. Nous sommes protégés par la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques, ndlr), par exemple.
V. C.- Pour revenir à Liscano, quelles seraient ses principales caractéristiques en tant qu’auteur ?
F. T.- Dans les autres pièces de Carlos Liscano dont notamment Les Nigauds et Le Rapporteur, l’humour est également omniprésent, ainsi que l’absurdité des situations et les moyens logiques qui sont mis en œuvre pour tenter de les résoudre. Et aussi : la grande économie de mots. Pas un mot de trop chez Liscano. Ceux qui sont dans la bouche des comédiens sont percutants, incisifs, et ils font mouche.
Carlos Liscano est un auteur pluriel, il a écrit des romans, tous traduits par Jean-Marie Saint-Lu, et publiés aux Éditions Belfond. Il a aussi écrit deux livres « politiques » : Conversations avec Tabaré Vázquez (avant que ce dernier ne soit élu président de la République), est l’un d’eux. Il s’y exprime avec franchise, sans aucune langue de bois. Dans L’Impunité des bourreaux (publié aux éditions Bourin), il retrace méthodiquement le long parcours du grand poète argentin Juan Gelman pour retrouver sa petite-fille, née et volée sous les dictatures argentine et uruguayenne.
Il est aussi auteur d’une bande dessinée, Pas la peine de pousser, dont des extraits ont été publiés dans la revue Frictions. On y retrouve la justesse, la précision du langage et aussi, dans ce cas précis, celles des images.
Carlos Liscano est un auteur qu’on ne lâche pas, auquel on est fidèle, dont on attend impatiemment les nouvelles œuvres, quel qu’en soit le genre. Ce qui le caractérise : une écriture reconnaissable, qui donne corps au propos, à la pensée, avec une précision d’orfèvre. »