Entretien réalisé le 6 septembre 2017 par Lucile Lesage, aux éditions Théâtrales, à Montreuil.
Lucile : Comment travaillez-vous ensemble pour concevoir les illustrations publiées dans Les Cahiers de Rémi (ou en général pour le cycle de Grosse Patate) ? Le texte est-il écrit en amont ? Ou est-ce que les illustrations ont été pensées simultanément ?
Dominique Richard : Non, en fait j’écris d’abord, sans du tout me préoccuper ni des illustrations de Vincent ni d’une éventuelle mise en scène. J’essaie vraiment d’être dans l’écriture, uniquement dans l’écriture. Pour moi, c’est très important. Et puis une fois que le texte a été écrit, Vincent, qui est mon premier lecteur, commence à dessiner.
Vincent Debat : Oui, c’est vraiment à partir du texte que je travaille. Là, pour Les Cahiers de Rémi, l’enjeu était que ce soient les vrais cahiers de Rémi, c’est lui qui dessine, pas moi. Et donc il fallait faire toute une évolution de ses onze ans à ses vingt ans, il y a vraiment une volonté dans le graphisme - et dans le texte aussi - de montrer une évolution. Ce n’était pas facile de se mettre dans la peau de Rémi et de dessiner, d’imaginer comment Rémi aurait pu dessiner dans ses cahiers de classe et réaliser ensuite ses montages, c’était de plus en plus complexe. Mais je pars vraiment de l’écriture…
Dominique R. : C’est un texte particulier, par sa taille, par le fait qu’il y ait huit cahiers, et presque une centaine de dessins, donc c’est beaucoup plus gros que ce qu’on avait fait jusque-là. Je le considère vraiment comme un texte à part. C’est vrai qu’après ça a été de grandes discussions avec Vincent sur chaque cahier : quel type de graphisme selon son âge, quand il a 11 ans ce sont les cahiers de brouillon et puis petit à petit ça change de support, ça change d’esthétique…
Vincent D. :... l’évolution de sa signature, alors que pour les autres illustrations des autres pièces de Dominique les illustrations accompagnent le texte. Là c’est vraiment moins un travail d’illustrations qu’un travail sur les cahiers eux-mêmes, les cahiers accompagnent l’écriture, accompagnent la pièce, mais ils en font partie intégrante, ce n’est pas comme les dessins qui accompagnent Grosse Patate.
Dominique R. : Qui ponctuent la pièce.
Lucile : Tu avais des envies particulières Dominique ?
Dominique R. : Non, non, non : je les ai vraiment écrits comme ça sans imaginer ce que ça allait être. C’est vrai que je pensais que ce serait bien que les carnets soient des vrais carnets, c’est quelque chose qu’on avait imaginé pendant un moment, faire un vrai journal de Grosse Patate, c’est-à-dire vraiment avec l’écriture enfantine, le vrai-faux journal quoi. On l’a jamais fait, et c’est très bien, mais d’une certaine façon les cahiers de Rémi c’est un peu ça, ce sont les vrais-faux cahiers de Rémi quoi. Et y a une partie « journal intime », une partie « cahiers de résolution », ça peut ressembler à un carnet intime. Donc ça, je savais que ce serait bien que ça y soit, mais après, encore une fois, c’est vraiment Vincent qui fait des propositions, m’en parle et moi après je ne veux surtout pas influencer son propre travail. On en discute, si y a des choses que je ne comprends pas on peut en parler…
Lucile : Est-ce que les illustrations de Vincent ont eu une influence forte sur tes textes, est-ce que tu as eu envie de changer des choses, le dialogue s’est-il construit… ?
Dominique R. : Je pense que ça a un peu bougé sur certaines phrases, dans le premier cahier je crois.
Vincent D. : Moi j’avais une difficulté sur un dessin, dans le premier cahier, oui. C’était plein de petites phrases, et j’ai changé parfois l’ordre des phrases. Ce qui me posait problème c’était la mise en page, la composition, l’ordre : comment les insérer dans ce format-là ? C’était chargé…
Lucile : Comment avez-vous conçu le dialogue entre texte et illustration (pourquoi une pièce illustrée et pas une autre ?)
Dominique R. : La structure était faite avant la réalisation des dessins. Je savais à quels endroits allaient arriver les cahiers. Il y a sept scènes par partie et deux cahiers. Les cahiers arrivent à des endroits précis : il y a des blocs de scènes qui vont ensemble et hop ! un cahier arrive, comme par exemple au début de la troisième partie. Les trois premières scènes font bloc, et ensuite il y a un changement, et les trois dernières scènes de la troisième partie font également bloc. C’est une structure 3/1/3. Les cahiers arrivent à chaque changement de blocs de scènes. C’est la structure d’ensemble du texte, donc on n’en a pas parlé avec Vincent, c’est décidé dans le projet même de l’écriture.
Moi dans le processus même de l’écriture de toute façon, je ne commence pas à écrire avant d’avoir déterminé la structure...
[...]
Pour Les Discours de Rosemarie, j’ai déterminé la structure très précisément en amont (je connaissais le contenu de chaque scène j’avais des bouts de phrases prévus) et c’est d’ailleurs une structure très simple : dans la première partie il y a dix scènes, dans la deuxième neuf scènes, et ainsi de suite, une scène disparaît dans chaque partie, il y a une sorte d’accélération du temps. Et l’ordre de chaque partie 1234/2341/3412/4123 se base sur le retour des scènes qui reviennent de parties en parties, comme dans Les Cahiers de Rémi où il y a des « types » de scènes qui reviennent (scènes du Frère, de la Mère, du Cousin…). Dans Les Cahiers de Rémi par contre, il y a le même nombre de scènes dans toutes les parties car on n’est pas dans une accélération du temps mais dans une fragmentation du temps. Dans Rosemarie, le personnage change : elle passe d’un état à un autre, elle grandit, et c’est pour ça que ça s’accélère et qu’elle se métamorphose à la fin des saisons.
[...]
Lucile : Est-ce que les illustrations racontent ce que tu n’as pas mis dans ton texte, est-ce que c’est un niveau de signification particulier ?
Dominique R. : Il y a une chose qui me fascine au théâtre, ce sont les bords. C’est pour ça que sur le projet de Grosse Patate et ses copains, je ne sais pas comment appeler ça (rires), la saga, la constellation, à l’intérieur de ces huit textes du projet (deux autour de Rémi et deux autour d’Hubert, etc.) il y a deux grands blocs. Il y a quatre textes qui sont vraiment autour du théâtre et qui sont très théâtraux : ce sont Les Saisons de Rosemarie, Hubert au miroir, Les Ombres de Rémi et le dernier, je ne sais plus comment l’appeler, peut-être tout simplement que ce sera Retour. Ces trois textes déjà écrits sont vraiment des textes de théâtre, qui parle de théâtre, mais Retour ça sera encore plus clair, une sorte de théâtre dans le théâtre.
Lucile : Et il sera autour de qui ce texte ?
Dominique R. : Autour de Grosse Patate elle-même, c’est son « retour ». Les quatre autres textes ce sont Le Journal de Grosse Patate, Les Discours de Rosemarie, Les Cahiers de Rémi, et le prochain que je vais écrire, c’est Les Lettres de Hubert, ce sera ses lettres – et des scènes dialoguées, des rêves, etc. Ce qui m’intéresse c’est les bords du théâtre : ça m’a toujours fasciné car ce sont des types d’écrits très étranges, très paradoxaux. Une lettre c’est étrange : on écrit de soi à soi, à quelqu’un, et puis quand on la lit c’est pareil on entend la voix de la personne alors qu’elle n’est pas là. Une petite m’avait dit : « J’écris mon journal pour le lire quand j’aurai 30 ans. » C’est drôle ! Je trouvais ça génial d’avoir cette idée folle de s’écrire à soi-même pour ses 30 ans. L’adresse est particulière dans un journal intime : on écrit à qui ? à soi-même ?
Lucile : Un faux soi-même, un personnage, celui qu’on voudrait être…
Dominique R. : Oui en plus. Ça pose plein de questions sur l’écriture, le type d’écriture, l’adresse. Les cahiers posent ces questions, et notamment Les Cahiers de Rémi. Quand il fait ses résolutions, le cahier d’expérience… c’est adressé à qui ? à qui il parle ?
Donc forcément j’attendais beaucoup de les voir matérialisés ces cahiers, voir comment ça allait être. C’est quelque chose qui n’est pas théâtral, qui fait partie du livre. Ce qu’il y a de précieux dans ces cahiers c’est ça, c’est raconter cet endroit de l’écriture un peu étrange, intime, où l’on ne sait pas qui parle et à qui.
Vincent D. : Et nous quand on l’a monté, on a intégré les cahiers dans la mise en scène. Le dessin se faisait tout en écoutant le texte, et Rémi était présent comme s’il rêvait ses cahiers. On l’avait intégré à la mise en scène, comme des sortes de respirations.
Lucile : Donc dans Les Cahiers de Rémi finalement, les illustrations c’est réussir à mettre en jeu ce que l’écriture ne peut pas faire/pas dire. Car il y a un problème de distance finalement : c’est là où les illustrations permettent de donner toute la profondeur de ce que tu disais – le travail sur soi-même, l’adresse à soi-même, qu’on ne peut pas raconter.
Dominique R. : C’est un vrai défi, pour le théâtre, de raconter l’intime. C’est complètement paradoxal. C’est très étrange. Rosemarie c’était la même problématique, je me souviens de toutes les conversations qu’on avait eues avec le metteur en scène à l’époque. Les Saisons de Rosemarie ça se passe dans la tête de Rosemarie. Or, comment on représente ça ? Quel espace ? Comment on représente l’intérieur de la tête de quelqu’un ? C’est toujours un défi de représenter l’intériorité au théâtre.
Lucile : Et du coup vous avez fait comment ?
Vincent D. : La proposition que j’avais faite c’était le plan d’une maison, qui était la « maison Rosemarie », l’intérieur de sa tête, délimitée avec du scotch qu’on mettait à chaque fois, comme un plan découpé sur le plateau. Le costume du garçon qui jouait dans la pièce était noir, avec des bandes de scotch blanches, et il était confondu avec le décor. Au début il était donc présent mais on ne le voyait pas. Et après, hop, on le voyait apparaître, il faisait partie de la tête de Rosemarie. Après on s’était amusé, on avait fait des « sorties de la tête de Rosemarie », donc il y avait des petits chemins, elle sortait et revenait d’elle-même… C’était très abstrait, en noir et blanc, et seule Rosemarie était en couleur. Elle écrivait à la craie… On était dans son univers mental. Il y avait un pianiste, que j’avais intégré comme une excroissance de la tête de Rosemarie. Le piano était noir et blanc, avec des bandes comme dessinées à la craie, et le pianiste faisait le père, la voix extérieure, la voix du monde, qui arrivait jusqu’à la tête de Rosemarie. Elle l’entendait de mieux en mieux, au fur et à mesure de la pièce.
Lucile : Qu’est-ce qui a motivé tes choix plastiques pour Les Cahiers de Rémi ?
Vincent D. : La première question, ce à quoi je voulais répondre, c’était l’évolution graphique de Rémi. Comment la ligne allait évoluer, le support. En fait, j’avais des listes que Dominique m’a données (cahier de revendications, de vacances…). Il y a eu un moment où il n’y avait que les dessins, et pas les fonds. Et après, je me suis dit : à qui ils sont adressés ? C’est des revendications, donc ça pouvait être des affiches pour le collège, il aurait pu les coller sur les murs… Par rapport à l’esthétique c’était sa propre évolution à lui aussi. Il cherche : il se libère un peu. Son cahier de vacances est très libre, il fait des tâches etc. alors qu’au début il est hyper-scolaire… C’est ça qui m’a guidé. Et puis petit à petit il trouve son esthétique à lui (la poésie) pour arriver à des choses très compliquées, pour lesquelles il travaille sur l’ordinateur et réalise des montages... jusqu’à la partie « j’ai renoncé… ».
Lucile : Oui on voit bien l’évolution avec notamment l’écriture manuscrite et l’écriture numérique et puis les différentes formes de pratiques…
Vincent D. : J’imagine oui qu’il a un blog, qu’il met ses dessins sur Facebook… il communique comme ça.
Lucile : Il y a un choix précis des typographies… Ça a été réfléchi en amont ?
Vincent D. : Oui tout à fait car j’imaginais que Rémi les faisait dans son cahier de classe. Peut-être qu’ils les montre à ses copains, mais c’est caché. Après, petit à petit, à partir du cahier de vacances, on bascule dans la revendication, et ça devient presque des publications. On peut imaginer qu’il communique à d’autres (sauf pour cahier de résolutions).
Lucile : J’ai vu que tu regardais l’autoportrait en allumettes dans le livre…
Dominique R. et Vincent D. : Alors ça, il y a une histoire…
Vincent D. : Oui, il y a un truc qu’on devait faire en allumettes comme ça quand on était gamin…
Dominique R. : Ha oui alors ça, ça me fait mourir de rire.
Lucile : Et ça dit quoi de Rémi, la façon dont il a choisi de se représenter, avec les cheveux, les joues…
Dominique R. : Les oreilles…
Moi ce que ça me raconte c’est le côté hyper fragile.
Lucile : Fragile, mais ça peut mettre le feu !
Vincent D. : Oui oui oui, la fragilité peut mettre le feu.
Dominique R. : L’autoportrait c’est la question de l’identité. Je trouvais ça drôle qu’il puisse y répondre à cette question de l’identité par un autoportrait complètement schématique et décalé.
Lucile : Rémi c’est quelqu’un qui a beaucoup d’humour… D’autodérision !
Dominique R. et Vincent D. : Oui c’est ça !
Lucile : Une question très intéressante de Johanna Biehler : « Les illustrations d’un cahier ne viennent pas illustrer le texte, comme on l’entend généralement – au sens d’une représentation graphique. Elles semblent à la fois dépendantes et indépendantes. Elles ouvrent l’imaginaire du lecteur à des questions qui ne sont pas ou peu abordées dans le texte. N’avez-vous pas eu la tentation de vous rapprocher d’une organisation textuelle, telle qu’on peut la voir dans une bande dessinée ? »
Vincent D. : On en est proches, c’est vrai. On avait parlé du fait que les cahiers puissent exister tout seuls, comme des petites bande dessinées. C’est un monde en soi.
Dominique R. : Cette autonomie des cahiers elle est très importante. Elle rejoint la discussion qu’on avait sur la partie très théâtrale du texte, et d’un seul coup quelque chose qui pose des questions de l’ordre de l’intime, des questions plus en lien avec la construction de l’identité… Il y a une vraie autonomie, oui, des cahiers. L’inverse, ce serait presque Le Journal de Grosse Patate, avec les scènes de rêve : il y a le journal, et d’un coup, le surgissement d’autre chose, à la fois dans les thématiques et dans le traitement écrit. Ça me questionne beaucoup : les types de textes qui peuvent résonner les uns dans les autres, qu’on puisse passer du discours au théâtre, et du théâtre au monologue, appelle pour moi à une forme de poésie.
Vincent D. : Et pour le lecteur je pense que c’est agréable, de passer comme ça… Les enfants me le disent : c’est un moyen de prendre une distance par rapport au texte et en même temps ça nourrit, mais à un autre endroit, l’imaginaire.
Lucile : C’est vrai que la bande dessinée ne permettrait pas ça… On ne serait que dans un seul niveau de lecture…
Vincent D. : Oui, tout à fait, alors que là, le dialogue entre l’écrit littéraire théâtral et le dessin qui pourrait être une bande dessinée, la rencontre des deux et l’équilibre que ça crée dans l’œuvre est vraiment intéressant. Ça offre autre chose.
Dominique R. : [...] Il y a une autonomie des dessins, une autonomie du texte de théâtre – on pourrait prendre la pièce sans les parties dessinées –, mais en même temps le livre complet, avec les cahiers, est plus riche que la pièce écrite seule.
Lucile : Vincent tu signes également les scénographies des mises en scène… Est-ce que tu peux nous dire quelque chose de la façon dont vous travaillez, du dialogue, de la traduction plastique du texte (de la pièce au storyboard) et de la traduction scénique (du storyboard à la scène) ?
Vincent D. : Là on va rentrer dans notre travail d’hommes de théâtre… avec Dominique, puisqu’il fait la mise en scène et moi la scénographie et les costumes. Dans une première étape on va faire un rêve d’espace, de costumes etc., un rêve qui n’est pas forcément l’objectif absolu. Et puis c’est le plateau. Lors des premières lectures, c’est le plateau qui va confirmer ou pas nos rêves. On travaille souvent par étapes, par périodes de résidence, avec des moments où l’on ne travaille plus, et d’autres où l’on reprend le travail… Ça va être un long dialogue entre ce qu’il va y avoir sur le plateau, les rêves et les propositions des acteurs, qui vont aussi construire la scénographie.
Dominique R. : Souvent c’est une intuition très floue qui est au départ. C’est Vincent, c’est son ressenti de plasticien-scénographe. Et puis des discussions autour de ce qu’on ne veut pas : on écarte quand même pas mal de choses – « attention il ne faut pas qu’on aille vers ça », « ça, ce n’est pas réaliste », « faut pas que ça soit trop formel, abstrait » « peut-être avec des objets… ». Et puis une intuition. Sur la mise en scène des Cahiers de Rémi les toutes premières intuitions c’étaient des histoires de transparences, d’éclatement… Des sensations, des choses très floues…
Vincent D. : On communique beaucoup par dessin. Des fois dans un dessin il y a un endroit qui m’intéresse puis l’échange avec Dominique va soulever d’autres choses intéressantes… Je vais construire comme ça. Avant de passer en volume et en maquette, ça sera du dessin.
Dominique R. : Beaucoup beaucoup beaucoup beaucoup de dessins…
Vincent D. : Toute la scénographie pour Les Cahiers de Rémi c’était de faire un écrin, un peu comme pour Rosemarie d’ailleurs, comme si on était dans sa tête. Tout était gris. Neutre, totalement neutre. À l’intérieur de ça il y avait quatre éléments métalliques, avec des tulles de couleurs. Parce qu’aussi ça me racontait ça, la tête de Rémi. Une sorte d’espace kaléidoscopique. Ça me racontait plein de couleurs, mais très subtiles, des choses très fines qui pouvaient disparaître aussi avec le tulle. C’est ça qui est super : les tulles sont des éléments de théâtre basiques mais toujours magique ; on peut en faire un mur, ou tout faire disparaître. Et là il y avait en plus la notion de couleur. Je n’avais jamais essayé de faire des tulles en couleurs, et là, bleu avec rouge, ça faisait des irisations violettes... Donc du coup, on est arrivé à quelque chose de plus en plus complexe.
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Dominique R. : Il y avait le côté architecture physique, presque maison abstraite, avec des pièces abstraites (tulles de couleurs…). Et puis une architecture, un cheminement intérieur – c’était un espace mental.
Vincent D. : Oui parce que les panneaux pouvaient s’ouvrir. C’est-à-dire que quand le Frère déboule dans l’appartement fantasmé par Rémi, il traverse les murs. Il ouvre les murs. Dans toutes les scènes extérieures, les panneaux partaient, ou restaient au fond… Et puis il y avait des projections vidéos sur les tulles.
Lucile : Les va-et-vient continus entre le travail d’écriture, le travail plastique et le travail scénique, est-ce que c’est pour vous un moyen d’accentuer les liens entre les modes d’existence d’une pièce de théâtre ?
Dominique R. : Je pense que le théâtre appelle ça. C’est un art multiple. Je pense que – c’est pour ça que le mot résonner me parle – les pôles ne sont pas suffisants. C’est ce qu’il y a entre qui est intéressant et les résonances entre les pôles sont les plus riches, les plus sensibles… C’est pas très concret… Mais finalement, la scéno c’est de la scéno. Ce qui fait qu’elle existe c’est qu’il y a un texte, des acteurs, une mise en scène, et donc c’est ce qui se passe entre la scéno et les acteurs – comment ils se l’approprient cette scéno –, et comment le metteur en scène accompagne le travail des acteurs dans cette scéno : c’est comme ça qu’elle prend tout son sens.
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Lucile : Et c’est là aussi que les dessins font une sorte de niveau de correspondance supplémentaire… Un lien plus fort peut-être…
Vincent D. : Oui et c’est vrai qu’on est vraiment dans l’objet livre là. Ça peut servir pour des mises en scène… ou pas !
Lucile : Donc c’est vrai que c’est un « cadeau » fait au lecteur. Si une autre compagnie s’emparait des Cahiers de Rémi pour les monter, finalement les cahiers pourraient ne pas être montés.
Dominique R. : Ou on pourrait peut-être ne monter que les cahiers…
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Lucile : Une toute dernière question sur l’engagement : Les Cahiers de Rémi c’est un texte très engagé, qu’est-ce que vous pourriez dire dessus ?
Vincent D. : Ça, c’est le texte, moi, je me suis mis à son service…
Dominique R. : Oui, tu t’es mis au service, mais tu as amplifié les choses (rires). Et ça, j’ai trouvé que c’était pas mal…
Vincent D. : Oui, avec mon point de vue. Il y a des choses que Rémi revendique qui me parlent fortement. J’ai fait en sorte que ça soit visible.
Dominique R. : J’ai l’impression – j’espère – que tous les textes que j’ai pu écrire abordent ce sujet – pas frontalement d’ailleurs, car je ne crois pas au texte engagé frontalement, type didactique. J’ai de très mauvais souvenirs scolaires de ces textes-là. Donc je ne crois pas du tout que l’écriture puisse aborder frontalement un sujet politique ou de société, etc., je pense que c’est pas du tout comme ça que ça se passe car il y a le risque qu’une partie essentielle de tout le reste soit biffée par cette attaque frontale… Finalement, le sujet qui revient sans arrêt j’ai l’impression que c’est la question de l’identité, la construction de l’identité, les processus d’individuation, de subjectivation…
L’identité en plus c’est presque un gros mot en ce moment, parce qu’il s’est fait récupérer, voler par des gens qui en ont une vision complètement caricaturale, mais en même temps c’est quand même une question qui nous traverse tous… Je parle d’identité provisoire, éphémère, rétrospective, multiple ! Encore plus que l’identité ce sont peut-être les questions d’identification et de subjectivation, et pas forcément de sujet posé une fois pour toutes… c’est mouvant… Mais c’est bien ça, c’est le fil de toute la question de l’identité.
Or moi je pense que cette question-là elle est éminemment politique. Parce que c’est la question de : est-ce qu’il y a des sujets, y compris politique, ou pas ? Et s’il n’y en a pas, qu’est-ce que cela veut dire ? Ma conviction c’est que oui, il faut absolument qu’il y ait des sujets, et puis des sujets politiques, et puis des sujets tout courts, qui aient l’espace de se réaliser, de se construire, de s’affirmer, de s’exprimer, et que cet espace-là il est déjà politique.
Ça me fait plaisir du coup que tu dises que c’est un texte engagé, mais c’est engagé en ce sens-là pour moi.
Vincent D. : Oui moi ce que j’aime beaucoup dans ce texte c’est que ça ne pose aucun problème à Rémi de préférer les garçons. Ce n’est pas du tout le cœur du texte, la problématique. La problématique c’est l’absence du frère. C’est : comment on se construit avec une absence ?
Lucile : Oui, pour moi le Frère est le personnage le plus subversif, parce que lui pour se construire il a besoin de se couper de sa famille et de partir complètement.
Dominique R. : Et de se perdre…
Vincent D. : Et de se perdre… Et comment Rémi, lui, il se construit en opposition avec ce frère… Est-ce qu’il est réel ce frère ? Est-ce que c’est une peur ? C’est un frère rêvé ou cauchemardé.
[...]
Vincent D. : Dans la mise en scène on avait imaginé qu’il partait faire le djihad, il y avait vraiment une dérive sectaire, religieuse, et à la fin il n’existait plus…
Dominique R. : Il était de dos.
Vincent D. : Dans la représentation il était de dos… une ombre…
Dominique R. : Assis, de dos. Donc il était une espèce de petit bonhomme…
Vincent D. : Mais c’est aussi la représentation que Rémi en avait : il disparaissait enfin, enfin il s’en échappait de ce frère…
Dominique R. : Il n’en avait plus besoin de cette fabulation, il en avait fait le tour.
Dominique R. : Ces deux histoires-là (celle de Rémi et du Frère) elles sont parallèles, c’est l’histoire d’une construction et l’histoire d’une destruction ou d’un évidement, d’une disparition. Elles résonnent l’une par l’autre. L’histoire du Cousin est aussi une histoire de construction mais qui est plus complexe, plus difficile, ce ne sont pas les mêmes problématiques. Il y a la tentation du Frère chez le Cousin, il est entre les deux. Rémi a une construction assez paisible finalement, à part la question de la sexualité où il a besoin de prendre des chemins de traverses. La Mère, c’est l’apprentissage du deuil. Elle va faire le deuil de tout le monde, elle va apprendre à perdre le Frère, le Fils, tout le monde.
Vincent D. : Et l’absence du père…
Dominique R. : L’absence du père, oui, il y a déjà un absent… dès le début. Deux absents dès le début.
Lucile : C’est vrai que ce qui est intéressant avec ce personnage du frère, c’est qu’on a le récit de cette construction de soi dans Les Cahiers de Rémi et que le Frère c’est… pas une lanterne rouge mais ce désir ethos-thanatos qu’on a tous, quand on est en train de se construire, de tout envoyer balader, ce désir de destruction. Et Rémi dans la relation avec son Frère – et aussi en miroir avec son Cousin -, réussit à éviter les appels des sirènes et réussit à se construire, à se créer une vie pour lui-même…
Dominique R. : Oui c’est tout à fait ça.
Lucile : Il y a autre chose que vous vouliez dire à propos des Cahiers de Rémi aux petits écoliers (primaire/collège) qui vont lire la pièce ?
Vincent D. : Prenez ce que vous avez envie de prendre.
[...]
Dominique R. : C’est un texte qui est quand même plutôt pour les grands de primaires, au moins les deux premiers cahiers. Après, les troisième et quatrième cahiers posent davantage de questions qui sont liées à l’adolescence donc c’est mieux pour les collégiens à mon avis. Je sais que l’année dernière avec l’OCCE il y a des petits qui ont pris les Cahiers de Rémi et qui n’ont lu justement que les cahiers. Pas la pièce. Et c’était vraiment bien. Je pense qu’il y a plein de couches de lecture, et chacun prend ce qu’il y a à prendre en fonction des questions qu’il se pose à l’âge qu’il a. Et ce que j’espère c’est que les plus jeunes aussi puissent prendre…
Vincent D. : Oui on avait eu des enfants très jeunes qui étaient venus…
Dominique R. : Oui… C’était des CP je crois, des tout-petits… Ils se sont installés. Le spectacle a commencé… Ils réagissaient là où il fallait réagir, ils riaient au bon moment, pas à côté de la plaque, ils ne papotaient pas, ils regardaient, ils écoutaient…
Vincent D. : Oui mais le Frère, le Frère…
Dominique R. : Ha oui pardon. Les retours qu’on a eu, c’est qu’effectivement le Frère les avait quand même bousculés…
Vincent D. : Le fait que Rémi aime les garçons par contre…
Dominique R. : Ha oui, ça ne posait aucun problème franchement.
Vincent D. : C’était le Frère… « c’est qui ? », « c’est quoi ? », « pourquoi il est aussi méchant ? »…
Dominique R. : Oui, pourquoi il est comme ça ?… C’est une question que tous se posent mais il n’y a aucune réponse. En tout cas les tout-petits considéraient qu’ils pouvaient voir le spectacle, ils étaient très contents.
Lucile : Merci beaucoup.
Dominique R. et Vincent D. : Merci à toi.