Carnet artistique et pédagogique
Le Syndrome de Gaspard et autres petites enquêtes sur la vie des gens propose dix courts textes ayant tous en commun Jean-Claude Suco, reporter dont nous suivons différentes aventures. C’est donc une mini-saga théâtrale qui nous est proposée, même si Suco est plus une figure qu’un personnage : il assume une grande partie du discours explicatif sans que nous entrions dans son intimité, contrairement aux autres. Sa voix est écrite en corps gras, ce qui permet de la détacher des autres. C’est elle qui confère à l’ensemble le code du reportage radiophonique.
Chaque texte est en effet un pastiche du genre radiophonique dont plusieurs marques sont repérables par les élèves : témoignages à la première personne, présentation brève des personnages par le reporter après leur première prise de parole, interviews de « spécialistes », formule conclusive comportant le lieu d’où le reportage a été enregistré, le nom du reporter et celui de la radio, en l’occurrence France Culture, pour ce qui est du « Syndrome de Gaspard ». Dans plusieurs petites enquêtes, le nom de la radio est toujours présent mais barré, manière de rappeler la genèse de textes à l’origine écrits pour cette radio, mais n’ayant finalement pas été produits. La parole de Suco devient alors une voix didascalique proprement radiophonique, assurant ainsi le lien entre les différents éléments. Le recueil semble donc inscrit dans ce médium sans pour autant en être prisonnier.
Fidèles à la structure du reportage de radio, les textes relèvent d’une dramaturgie à rebours, procédant par rétrospection. Ils ne sont pas tendus vers la résolution d’une crise, mais présentent d’abord cette dernière avant de remonter à ses sources. On pourra y rendre sensible la classe en lui faisant reconstituer la chronologie des faits de quelques-unes de ces « enquêtes ». Cela permettra de mettre au jour la rétrospection qui est au cœur de la construction de ces reportages, qui reviennent sur une situation étonnante s’étant produite dans un passé proche : une femme se rend compte qu’elle est une autruche, le fonctionnement d’un centre pour chasseurs repentis est expliqué, des clowns reprennent une entreprise de pompes funèbres, etc. L’espace-temps théâtral apparaît comme double : un espace-temps « studio » dans lequel Jean-Claude Suco s’adresse aux auditeurs, présente ses reportages et assure les transitions entre les différentes séquences ; un espace-temps « interview », celui de supposées bandes magnétiques enregistrées, dans lesquelles Jean-Claude Suco fait parler des témoins.
À ce premier partage s’en superpose un deuxième : le mélange des modes épique et dramatique. Les connaissances des élèves concernant la distinction discours/récit leur permettront de relever que les dialogues, rares, laissent en effet la part belle aux narrations des témoins, aux explications délivrées par des experts, aux commentaires ou aux précisions apportées par Jean-Claude Suco, que ce soit dans le studio ou dans les différentes interviews. Dans ces derniers, nombre de personnages se muent en récitants et confèrent à ces textes une narrativité chorale synonyme de confrontations de points de vue : la détresse des Morrisso devant le dérèglement du sommeil de leur fils s’oppose à l’enthousiasme du professeur Mercier devant la découverte d’un cas scientifique rare. Ces percussions entraînent une prise de distance et permettent de placer un filtre entre le lecteur/auditeur/spectateur et la situation présentée. Cela est d’autant plus fort dans « Le Syndrome de Gaspard » que le personnage éponyme, Gaspard n’a jamais la parole dans le texte. Il n’est donc saisi qu’à travers les discours des autres. Cela peut être l’occasion d’une proposition d’écriture en incrustation : rédiger le journal intime du garçon, ce qui serait l’occasion de donner un je au point de vue de l’enfant.
Les ruptures à l’intérieur des textes sont d’autant plus fortes qu’elles sont soutenues par une esthétique du montage, propre au reportage radio et que l’on retrouve ici, tant l’écriture reproduit l’illusion d’entretiens avec différentes personnes, enregistrés séparément et cousus ensemble par le truchement de la table de mixage. L’emploi de la forme brève, imposé pour certains textes par la commande radiophonique originelle, porte en effet l’écriture vers des structures volontiers fragmentaires, au sein desquelles, particulièrement pour les « petites enquêtes », des situations souvent étranges sont exposées sans pour autant appeler une quelconque résolution, ce que fera apparaître la reconstitution du schéma narratif de quelques textes par les soins des élèves.
Il s’agit de pastilles aux vertus acides qui, loin de déplier une intrigue, sont autant de paysages miniatures au potentiel provocateur voire déstabilisant : des savants étudient des « jeunes » virtuels sans parvenir à éviter les violences urbaines elles aussi virtuelles ; une maison de retraite est le théâtre d’une guerre des gangs entre Résistants et Collabos… Dans ces pochades, la fin est, pour tout dire, subsidiaire. Parfois, le récit tourne en boucle comme dans « Le syndrome de Gaspard », puisqu’à peine le jeune garçon est-il guéri qu’il est frappé de mutisme, ce qui laisse augurer de nouvelles recherches pour trouver l’origine de cette pathologie. Dans « L’Autruche », alors que le couple vient de retrouver une certaine stabilité, l’administration vient leur causer des problèmes, invalidant leur mariage puisqu’une autruche ne saurait être mariée avec un homme… Ailleurs, les fins sont esquivées : « Anthony Fangeux » s’achève par la référence à un faux article de presse sociologique, « À la bonne pompe » se termine sur les menaces du cirque Bouglione pour concurrence déloyale, face à des clowns reconvertis en croque-morts…
On le voit, ces textes font montre d’un humour multicolore. La parodie, repérée dans les seuils, donne un cadre faussement sérieux à l’ensemble, tout en inversant les valeurs de vérité et d’exactitude sous-tendues par le reportage radio. Ainsi, parfois les phrases de conclusion des « Petites enquêtes » sont de simples pastiches : « Ici à Villeneuve-d’Ascq, Jean-Claude Suco, pour France Culture » (« L’Autruche »). Mais dans d’autres enquêtes, l’imitation des codes journalistiques se fait plus corrosive ou malicieuse : « Ici, en direct d’un charnier de lapins en Haute-Loire, Jean-Claude Suco, pour France Culture » (« Le centre des chasseurs anonymes de Haute-Loire ») ; « Ici, à cheval et à Louviers dans l’Eure, Jean-Claude Suco pour France Culture » (« Les gardiens de vaches solitaires »).
L’onomastique, comme chez Labiche, renforce souvent le décalage comique, ce qui peut faire l’objet d’un relevé à commenter : le jeune homme sujet à sa propre obsolescence d’homme démodé se nomme « Anthony Fangeux » ; le volailler de « Corporacisme » s’appelle Legoncourt, rappelant un célèbre prix littéraire ; quant au dernier personnage du recueil à prendre la parole, il s’agit d’un certain « Hervé Gost », dont le nom se rapproche de ghost, en anglais « fantôme », que l’on peut interpréter comme un avatar de l’auteur, d’autant que ce personnage apparaît dans la page en vis-à-vis de la notice biographique.
Dans cet univers de noms évocateurs et d’analogies surprenantes, se nichent des effets de merveilleux : alors que le reportage débute sur une peinture presque réaliste d’un fait divers, un élément potentiellement étonnant et détonant fait incursion sous le discours quelque peu compassé du journaliste : des emplois jeunes de gardiens de vaches solitaires (en anglais lonesome cow-boys) sont créés dans l’Eure pour défendre la veuve et l’orphelin, la mode du trou dans le nez, perceuse à l’appui, se développe chez les jeunes, etc. Ces fantaisies, pour autant qu’elles méritent un reportage radio, paraissent cependant acceptées par le discours journalistique : elles semblent considérées comme normales. Cela affecte le recueil d’un fort coefficient ironique et le nimbe d’une atmosphère d’ « inquiétante étrangeté », pour reprendre un concept freudien. Or cette ironie rappelle celle du théâtre de l’absurde, dans la mesure où elle tourne en dérision la misère métaphysique de l’Homme, dérivant vers des thèmes autrement plus sérieux que ne le laisserait penser une lecture distraite.
Le travail suivant serait donc d’identifier le contenu « grave » se cachant derrière l’humour mordant de Blutsch. Le thème de la famille et des conflits entre les adultes intervenant dans l’éducation de l’enfant est au cœur du « Syndrome de Gaspard ». On peut aussi y repérer celui de la transformation du corps, que l’on retrouve dans « Le Trou dans le nez ». Le particularisme de Gaspard permet aussi de réfléchir à la notion d’exclusion, de différence, également illustrée par « Le Corporacisme », où bouchers et charcutiers se livrent une guérilla urbaine. Ce texte est l’un des plus caustique du recueil avec « Le Clos Sainte-Marie ». Tous deux travaillent la thématique de la violence, comme c’est le cas pour « L’Étude fondamentale des jeunes » et « Le Centre des chasseurs anonymes de Haute-Loire. »
Théâtre en filiation avec le théâtre surréaliste mais aussi avec le théâtre engagé, Le Syndrome de Gaspard et autres petites enquêtes sur la vie des gens nous propose des instantanés de nos réalités contemporaines d’autant plus percutants qu’ils prennent le détour d’un humour qui n’est léger qu’en surface.
On voit bien comment le recueil peut donner lieu à un débat interprétatif où les élèves seraient conviés à débusquer les thèmes véritables de chacun des textes en mettant l’accent sur le tour de passe-passe rhétorique du dispositif ironique : présenter un fait dérangeant comme normal pour susciter la réaction du lecteur. Ce principe peut d’ailleurs servir de support à une écriture d’invention, pour laquelle on pourra proposer quelques pistes non exclusives : cris de joies chez les ouvriers d’une grande multinationale, apprenant que leurs licenciements vont augmenter de 3% le bénéfice net de l’entreprise ; satisfaction chez les retraités percevant une pension inférieure à 900 €, enfin autorisés à pratiquer la mendicité dans les centres-villes des agglomérations de plus de 10 000 habitants, etc. On sera attentif au respect des codes du reportage radio. Dans cette veine et pour élargir le cadre à d’autres possibilités non employées ici par Hervé Blutsch, il est aussi possible de proposer différentes écritures d’imitation, reprenant des codes non littéraires : publicité, petites annonces, faits divers, etc.