Carnet artistique et pédagogique
Un livre de théâtre est d’abord un objet que l’on prend dans ses mains et que l’on explore. Le premier élément sensible est le titre et il peut fournir matière à l’explicitation de différentes hypothèses de lecture qui construiront autant d’horizons d’attentes. Il paraît donc intéressant de réfléchir avec les élèves à la signification du titre, et singulièrement au sens qu’ils peuvent attribuer au mot syndrome. Des dictionnaires et un accès à internet permettraient d’accompagner une recherche individuelle ou collective à partir de questions suivantes :
Éléments de réponse :
Malgré la diversité des dictionnaires utilisables, les définitions de syndrome devraient se retrouver autour de la notion d’association de plusieurs symptômes ou signes formant une entité clinique reconnaissable, un ensemble cohérent d’anomalies. Quelques syndromes célèbres peuvent être convoqués : le syndrome de Stockholm, observé chez les otages développant une empathie envers leurs geôliers ; le syndrome de Münschausen, portant le sujet à simuler diverses maladies ; le syndrome de Gilles de la Tourette, particulièrement représenté chez les enfants, et identifié par des tics verbaux et vocaux.
Ces exemples montrent assez que le terme syndrome appartient au champ lexical de la médecine, de ses diverses spécialités (neurologie, psychiatrie) mais aussi au champ lexical de la psychologie. Partant, la réponse à la question Qui peut être Gaspard ? peut à ce stade déboucher vers l’idée d’un malade dont la maladie resterait à cerner ou d’un médecin ayant identifié le syndrome. L’histoire aurait donc la possibilité de représenter ce syndrome et son évolution : persistance ou guérison. Le mot enquête, quant à lui, dénote l’émergence d’une ou plusieurs questions auxquelles on répondra au moyen d’une recherche. Par conséquent le terme appartient tant au champ policier qu’au champ scientifique ou journalistique. « Une petite enquête sur la vie des gens » pourrait donc pointer un élément étrange dans le cercle professionnel ou privé d’un individu avant d’en tenter l’explication.
Comme l’aurait dit Flaubert, la bêtise serait ici de vouloir conclure alors qu’il ne s’agit que d’esquisser des pistes sans présager de leur validité. Ce travail constitue une activité apéritive permettant d’inviter à la lecture et elle peut se poursuivre par la découverte de la table des matières.
Trois ensembles apparaissent : Le Syndrome de Gaspard, texte le plus long du recueil avec vingt-huit pages ; Les Petites Enquêtes, neuf courts textes de deux à quatre pages ; deux textes relevant du paratexte : une notice autobiographique d’Hervé Blutsch et une postface intitulée La Fabrique de l’écriture. La structure du livre ainsi clarifiée, on peut continuer le parcours par la lecture analytique de la notice autobiographique.
En effet, cette notice permet de plonger au cœur du registre dont Hervé Blutsch parcourt les nuances :
Hervé Blutsch est né en 1968 à Paris. Après avoir facilement obtenu son baccalauréat, il tente de passer son permis de conduire et échoue. Il jure de se venger en devenant le plus grand auteur dramatique de sa génération.
La première phrase est banale en diable. La deuxième peut surprendre : pourquoi, dans texte si court, parler de son échec au permis de conduire ? Voilà qui semble inapproprié. La dernière phrase, exposant le projet de « vengeance » de l’auteur, a de quoi faire sourire : le lien de cause à effet induit par le verbe se venger se brise par la disproportion volontiers mégalomane de cette « vengeance » exprimée par le superlatif « le plus grand auteur dramatique de sa génération. »
La fausse logique à l’œuvre dans ces derniers mots révèle l’ironie qu’aime à pratiquer l’auteur. Cependant la fonction du registre ironique n’est pas seulement de générer une surprise, mais ici de remettre en cause l’esprit de sérieux propre à l’autobiographie, le pacte autobiographique impliquant la promesse d’apporter quelques informations fiables au lecteur.
D’autres notices sont présentes sur le site officiel de l’auteur, dont le nom de domaine a été malicieusement choisi : « herveblutschexiste.org ». Les élèves pourront trouver ces textes dans le menu intitulé le plus sérieusement du monde « éléments de langage » et les comparer à la notice du livre. Se recoupant tout en s’excluant, ces courts textes présentent en effet autant de points communs que de différences : tantôt né à Nantes, à Paris ou à Innsbruck, parfois doué pour le foot, parfois versé dans le shampoing bio, Blutsch multiplie les itinéraires potentiels et hétéroclites en même temps qu’il se dérobe à la curiosité du lecteur.
Les oppositions déployées par ces vies réelles ou imaginaires brouillent joyeusement les pistes et viennent contredire de manière ironique l’affirmation « Hervé Blutsch existe ». On pourra noter que cette ironie est renforcée par la photo « officielle » de l’auteur, marquant le goût de l’écrivain pour le postiche.
La Fabrique de l’écriture porte le registre ironique à plus haut degré encore et peut lui aussi faire l’objet d’une lecture analytique. Ce texte bref, reprenant les codes rédactionnels universitaires, est en effet un pastiche de la plus belle eau. Blutsch multiplie les notes en bas de page, insère des numéros dans le corps du texte, fait succéder les numéros du texte et les numéros des notes dans un chaos qui menace de perdre le lecteur, alors même qu’une authentique référence scientifique est mentionnée en note 13, issue de la très respectée revue Nature, consultable sur internet à l’adresse suivante :http://www.nature.com/neuro/journal.../full/nn1200_1335.html]. La connaissance de l’anglais n’est pas requise pour l’analyse scripto-visuelle de cet article, analyse amplement suffisante dans la mesure où elle montre le type de texte dont Blutsch pourrait s’être inspiré pour écrire cette « fabrique ».
Au-delà du labyrinthe des renvois et des parenthèses, cette postface délivre pourtant une information à retenir : tous les textes du recueil ont un rapport avec la radio, soit qu’ils aient été écrits dans le but d’être enregistrés, soit qu’ils aient été enregistrés sans que leur conception les y prédisposât.
Différents liens internet sont donnés et représentent autant de prolongements à explorer avec les élèves en salle informatique ou au CDI, qu’il s’agisse des textes de Blutsch enregistrés ou d’émissions de la radio France Culture, dont le professeur/la professeure pourra sélectionner un ou plusieurs reportages, familiarisant ainsi les élèves avec les codes radiophoniques. En outre, la mention de l’article de Nature et le thème développé par celui-ci permettent d’avancer sur une des pistes repérées lors de l’examen du titre : Et si le syndrome de Gaspard avait à voir avec le sommeil ?
Cette exploration des seuils place l’ironie et la parodie au premier plan de l’écriture de Blutsch. Avançant masqué, se parant d’un sérieux à toute épreuve pour mieux le faire imploser, progressant de manière sinueuse vers un absurde savamment dosé, il semble être un fils naturel du Professeur Froeppel de Jean Tardieu.