Si de nombreux passages du texte tendent à nous montrer des souvenirs de notre adolescence avec des moments de sensations fortes (1) et d’amitié, il n’en reste pas moins que ce qui peut nous faire vibrer en tant qu’adolescent semble toujours entaché de la marque du danger et/ou de la peur du jugement des autres. En effet dans la pièce, il y a peu de scènes et d’échanges sans pressions, car même lorsque l’on semble s’abandonner à des sensations fortes, il y a toujours quelque chose qui vient nous stopper net dans notre élan. Cette pièce est aussi l’occasion d’évoquer les sphères de l’amitié et de montrer que, d’une certaine façon, Jo n’est pas le seul à se montrer catégorique quant à la stigmatisation de l’homosexualité de son frère. Si Jo exprime son dégoût à son frère à plusieurs reprises (2), ses amis, outre Keren qui semble plutôt ouverte, ne savent comment s’y prendre avec Abel, et de fait marquent Abel du sceau de l’exclusion et de la différence. Les séquences 8 et 12 sont à ce titre assez intéressantes à mettre en regard pour comprendre à quel point Abel est dénié alors même qu’il se confie et s’ouvre à ceux qu’ils pensent être ses amis (3). Vu les conversations de l’ensemble de ces personnages entre Elias, Keren, Léa et Awan, que ce soit avec Jo ou avec Abel (4), on perçoit jusqu’où leurs préoccupations ont changé et tournent autour des relations amoureuses et des aventures personnelles. On comprend dès lors à quel point le coming out d’Abel à ce groupe d’amis de vacances à la séquence 8 paraît particulièrement propice (5). Ce coming out émerge dans une conversation qui porte sur les sentiments amoureux et ce sont les réactions des personnages qui font qu’Abel parle de moins en moins dans cette séquence, au point qu’il finit par ne plus avoir besoin de répondre aux questions qu’on lui pose (6). Les réactions oscillent entre consternation et une lourde insistance qui d’emblée met le personnage d’Abel dans une situation embarrassante. Elias n’en revient pas et annonce à Abel qu’il ne devrait pas le dire à quelqu’un d’autre, niant par là la parole d’Abel. Quant à Keren, elle se montre trop pressante, démesurément agitée par cette nouvelle. Léa semble avoir une réaction normale. Les relations entre amis se tendent cependant à la séquence 12 et ceci précisément parce que tout le monde va prêter à Abel des instincts lascifs, réactivant au passage tous les clichés qu’on attache à l’homosexualité. En effet, alors que tout le monde joue et se cache dans un placard pour échapper aux conversations avec le grand-père, un des ados, probablement Elias, prétend qu’on vient de l’embrasser alors même que tout le monde est dans une promiscuité physique. Abel est directement ciblé : « C’est lui, c’est pas nous » (Elias, séquence 13, p. 48). Les adolescents s’embrouillent et personne ne défend Abel avec beaucoup de convictions excepté Jo qui défend son frère et dénonce l’hypocrisie du groupe. Ce passage bref où Jo défend la réputation de son frère détonne complètement avec les passages où Jo harcèle son frère et prouve au passage que l’écriture théâtrale n’est en rien figée : Jo peut se montrer grand frère protecteur comme bourreau car au fond, Jo doit faire face à sa propre haine, et tenter de l’oublier. Il doit en dernière instance inventer sa propre rédemption, car il a été trop loin dans l’animosité et la violence, trop loin pour être pardonné... En outre, il est la plupart du temps aveuglé par son propre jugement, tels les personnages des tragédies classiques qui préfèrent ignorer l’imminence de la catastrophe et de la crise, pris qu’ils sont dans leur folie libératrice et furieuse. À ce moment précis où il défend son frère, sa haine n’a pas encore tout envahi.
Car ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que les passages de monologues délibératifs comme ceux où Abel se remémore et raconte les violences subies sont aussi parfois la voix de Jo, Jo qui affleure dans sa peau dans la séquence 23 du combat, toutes les humiliations qu’il a fait endurer à son frère. Au demeurant, il est intéressant de noter que malgré les crises, les querelles et les humiliations, la vie semble suivre son cours et les activités de l’été avec leurs petites folies et leurs moments d’ennui et de relâchements continuent toujours de ponctuer les journées des adolescents, avec en filigrane ces grands-parents dont on n’entend jamais la voix mais qui traversent parfois les conversations.
Le choc des frères ennemis, si cher à toutes les tragédies depuis les tragédies grecques, n’opère pas ici car Abel refuse de répondre à la violence par la violence et la crise théâtrale se fait toujours dans le silence. Cette pièce, puisqu’elle est un geste autobiographique de l’aveu même de son auteur (7), montre aussi comment le récit permet de se reconstruire. Le théâtre est le lieu de cette mise à distance de la violence, de son questionnement par l’enchaînement des attaques et des affronts subis par le personnage. Seulement, là où le questionnement permet parfois de recréer du lien et des échanges, il montre ici au contraire l’ineffable séparation des deux frères sur laquelle nous avons déjà insisté. La pièce montrerait alors les traces que pourrait laisser une telle expérience de la souffrance, de l’exclusion, de l’intimidation en accélérant le mouvement par lequel la personne agressée se reconstruit. Et si Abel ne part pas dans l’affrontement, que ce soit avec Elias ou Jo, c’est d’abord parce qu’il ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive sur le moment. Il ne parvient à comprendre que son frère a cherché à l’anéantir qu’en y repensant. Cette prise de conscience et ce redressement d’Abel sont en réalité très rapides, le temps d’un été, là où certains récits peuvent évoquer plusieurs années de reconstruction et de reconquête pour parvenir à mettre des mots sur des expériences traumatiques, y compris dans la sphère familiale. Le temps du théâtre est toujours un temps court, et c’est cela qui fait aussi la force de cette histoire : le personnage d’Abel réalise très vite qu’il doit se prémunir de son frère.
Notes
(1) Qu’on pense au saut de l’ange, ce plongeon du haut d’un rocher qui, s’il est effrayant, nous oblige à nous pousser dans nos retranchements : « Au pire tu meurs » ou encore « tu imagines qu’il y a une meute derrière toi, tu es poursuivi par une meute de loups TU SAUTES » (La Bande d’Ado, Séquence 16, p. 54).
(2) « T’as rien de normal t’as l’air d’une tapette ». (Jo, Séquence 11, p. 41) ou « Je suis dégoûté aussi
Tu me dégoûtes » (Jo, Séquence 20, p. 65).
(3) « ABEL.– Arrête on les connaît de l’été dernier
C’est les potes d’Awan
Ils étaient sympas, l’été dernier
On faisait des trucs
Le jeu où il faut tenir en équilibre sur des bûches qui roulent
On s’est bien marrés » (Abel, Séquence 2, p. 11.)
(4) Ce groupe d’amis qui se ramasse parfois en une bande d’ados ne constitue pas véritablement des personnages secondaires. Ils sont autant de trajectoires adolescentes et ouvrent les possibles du champ de l’adolescence. On pourrait d’ailleurs demander aux élèves d’ajouter d’autres trajectoires en imaginant d’autres situations, de nouveaux personnages et d’autres fréquentations de vacances d’Abel et de Jo.
(5) Jo lui reprochera d’ailleurs ce coming-out à ses amis « Pourquoi tu me l’as pas dit à moi ? » (Jo, Séquence 20, p. 67).
(6) En effet, Keren avec qui il avait eu une conservation à demi-mot (séquence 5) sur ses amis au collège va même jusqu’à donner l’identité de l’amoureux d’Abel. Il y a quelque chose de tragique dans ce coming-out qui échappe au personnage.
(7) p. 91