On choisira la voix portée de l’enseignant (ou animateur ou metteur en scène), installant une solennité sans affectation, pour lire debout la page de couverture, la citation en exergue et la page 8 puis le début de la page 9 avant la prise de parole d’Anna.
Après avoir sollicité l’imaginaire et émis les premières hypothèses quant au sujet du texte, on consacrera un temps au commentaire de la citation d’Yves Bonnefoy et des trois didascalies d’entrée.
La première didascalie, fictionnelle, dessine un lieu imprécis avant tout poétique. Pas de mention de pays ou de ville ; seule mention précise « les Carpates » encore cette mention géographique est-elle, pour le lecteur adulte, surtout porteuse d’une mythologie historico-littéraire vague ; quant au jeune lecteur, cette mention lui apparaîtra inconnue et mystérieuse, voire bizarre dans sa sonorité. Même imprécision pour l’époque. Il est question de guerre mais laquelle ? Seule la mention de la chemise de déporté dans la liste des personnages oriente vers la seconde guerre mondiale. Ici le temps aussi est indéfini « une éternité d’enfance et de guerre ».
La deuxième didascalie, fonctionnelle, scénique, qui suit la liste des personnages confirme l’enfance comme élément capital du texte et la volonté de l’auteur que la mise en scène et le jeu se dégagent du réalisme au profit de l’imaginaire et du grossissement, exprimés avec insistance par trois mots : « démesure, fantasque, expressionnisme ». Ce dernier méritera un premier éclairage. On remarquera que cette didascalie pour la scène peut aussi être un mode de lecture.
La troisième qui ouvre le texte confirme que Jean-Pierre Cannet cherche essentiellement à créer une atmosphère et à le faire en poète, avec la force évocatrice de la métaphore « Par un temps de rouille » et ses halos de sens : temps atmosphérique pluvieux, malsain, époque de délabrement physique et moral ; avec ses échos : la rouille métallique se prolongeant dans la voie ferrée attachée à l’imaginaire des trains. Et à nouveau le contraste entre dureté et douceur, rencontré précédemment dans le vers d’Yves Bonnefoy, entre le bruit métallique du passage des trains et la voix unique du violon. Didascalie ici fictionnelle et fonctionnelle à la fois.
On en conclura que l’enjeu pour l’auteur ne semble pas être la peinture réaliste de la guerre 1939-1945 mais son évocation à travers la vision forte, « expressionniste » qu’en a gardé une enfant.
On s’engagera alors dans la découverte du texte. Le choix de la méthode de lecture pour un texte théâtral, n’est pas anodin et dépend de la dramaturgie, de l’écriture et de la langue de l’auteur, qu’il s’agit de faire percevoir, avant même qu’elles n’aient été identifiées et nommées.
Dans le cas de cette première séquence de La Petite Danube, il semblerait judicieux de passer par une oralisation.
Pour cette première lecture, on ne se souciera pas du respect des personnages homme - femme : on annoncera le nom à chaque réplique. L’idéal serait que le groupe, y compris l’adulte, forme un cercle (à défaut mais à regret… des tables poussées sur le côté, le cercle pourra être formé autour) et que hormis pour Anna, la parole passe de l’un à l’autre, à chaque changement de réplique.
Si l’on ne pouvait procéder ainsi, alors sans doute serait-il préférable que le professeur assume seul toute cette première découverte (la lecture à la table de classe, risquerait d’être sous-investie et d’« aplatir » le texte.)
Pour les consignes de lecture voir oralisation.
On n’hésitera pas à reprendre cette lecture pour, une fois effacée la timidité, obtenir une plus grande présence du texte.
Après avoir suscité les réactions spontanées sur le sujet ou les personnages ou l’écriture, on pourrait demander que chacun énonce une phrase ou une expression qui lui plaît, l’a frappé ou reste énigmatique. En constituer une sorte de florilège serait une incitation, formulée ou non, à porter attention à l’écriture particulière de Jean-Pierre Cannet, dans la lecture personnelle qui suivra.
On pourra entrer plus avant dans cette première séquence de La Petite Danube par sa parenté avec le texte autobiographique.
Le début, classique du genre, présente la naissance et la famille, l’évocation d’une enfance entre « joies » et « tourments » : une naissance dans une famille pauvre et rustre, que vient éclairer la joie exubérante du baptême, bien vite cassée par l’intempestif et brutal « Maintenant, déguerpissez ! » du père, et le « C’est fini ce temps-là » assorti de menaces (1ère occasion de porter un jugement sur le père jusque-là simplement rustre, trivial et qui pourrait, sans les jugements d’Anna, passer pour un rigolard ; maintenant il apparaît dans sa face la plus noire, profiteur et raciste). Et c’est justement par la chasse des Roms que se fait le passage imperceptible de l’enjeu apparent, le récit de son enfance à l’enjeu véritable, le témoignage d’Anna sur la déportation, la solution finale et surtout la question de la responsabilité morale : acte symbolique lourd, Le Père jette les Roms sur la voie ferrée qui amènera les convois de déportés : « Ils marchaient entre les rails, ont-ils entendu venir le premier train ? ».
C’est aussi ce sort des Roms qui oppose de manière fondatrice, pour la 1ère fois, le comportement odieux du père « ou je vous dénonce à mon fusil » au point de vue d’Anna « je leur dois la première musique de ma vie » (fusil/musique font écho à rouille, trains/violon de la didascalie d’entrée de scène). Anna adulte – et l’auteur avec elle - se démarque de son père, autant qu’elle est marquée, dès sa naissance par ce baptême qu’on n’a pu pourtant que lui raconter.
Le texte bascule alors dans ce qui en est son réel enjeu, par la question rhétorique « Était-ce un jour pour naître ? Quand les violons se taisent… ».
On relèvera le lexique d’abord allusif puis progressivement clair qui conduit à nommer les faits à la fin de la scène : alors le mot « crime » et le mot « guerre » sont prononcés, l’un et l’autre accompagnés de deux images poétiques très fortes (encore ce mélange de dureté franche, directe, et de poésie) : « Et les oiseaux de printemps, eux aussi picoraient dans le crime », « la guerre nous crachait son âcre fumée que le vent nous ramenait en pleine face ». Comment y échapper pour Anna enfant, comment refuser de voir et savoir pour Le Père et La Mère ? Émouvante et terrible confidence d’Anna : « Ventre à ventre, nous partagions le même bout de terre et un ciel animal », le père et la mère auraient sans doute dit « on devait les supporter sur nos terres, avec leur odeur »
Au moment où s’écrit ce carnet d’accompagnement de La Petite Danube, les Roms reviennent bien malgré eux sur le devant de la scène. Sans vouloir créer d’amalgame excessif avec ce qu’il est advenu d’eux dans les camps, on ne peut que constater la terrible résonance de cette première séquence, aujourd’hui. Pourra-t-on, étudiant La Petite Danube, se dispenser d’une réflexion sur la responsabilité individuelle, ici et maintenant (assortie ou non d’une recherche documentaire sur ce peuple) ? Pour nourrir ce travail, voir parmi beaucoup d’autres articles parus en août 2010, le dossier de Télérama n° 3163 – 28 août au 3 septembre – d’une lecture aisée.
Point d’étape :
La Petite Danube n’est donc pas le récit personnel d’une enfance. C’est le témoignage d’une enfant qui, confrontée à la déportation, s’est placée instinctivement du côté des plus faibles et qui, devenue adulte, s’indigne, donne à voir l’odieuse compromission de ses parents.
Tel est l’enjeu pour Anna. L’enjeu pour l’auteur est de trouver la forme la plus appropriée pour que le témoignage d’Anna éveille les regards et les consciences.
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »
René Char
Le commentaire de la dernière réplique amènera à mesurer combien l’écriture participe à l’expression de l’enjeu : dénoncer barbarie et complicité avec…
Elle commence par « sous mes yeux d’enfant » qui renvoie à la didascalie p. 8 et en effet, on trouvera aisément les éléments de « démesure » de « fantasque » d’« expressionnisme » qui s’expriment en métaphores, personnifications, alliance de mots, tout cela créant des sortes de visions. La mère, elle, nomme. Anna évoque, donne à voir la violence des choses telle qu’elle l’a ressentie, enfant : « des convois de nuages bas » « un ciel animal », « la guerre nous crachait son âcre fumée ». On pourra alors revenir à la description p. 9, pour déceler les prémisses de ces visions fantastiques et voir confirmer la forte présence des métaphores et comparaisons.
Ce style s’oppose au registre du père qui se révèle au lecteur d’abord par sa langue : « tu te fais un mouron de génisse » « maintenant que tu es grosse ». Ce registre contraste à l’évidence avec la langue d’Anna et participe à la dénonciation du père. Mais ce serait simplifier que de réduire l’un au familier grossier, l’autre au poétique joli… Le père lui aussi a le sens de la formule imagée, que l’on connaît dans la verve populaire : « je vous dénonce à mon fusil », « tu ferais mieux de ranger tes yeux au fond de ton tablier » Et Anna n’a pas peur des formulations crues « ventre à ventre », « la guerre nous crachait » « des bouts de rouille pour empaler le ciel » « Elle ni meilleure ni plus atteinte qu’une pomme blette ». Belle occasion de redire que la poésie n’est pas que dans le beau.
On amènera les élèves à conclure que par l’expressionnisme de son écriture Jean-Pierre Cannet exprime la vision d’une enfant mais dans le même temps, « accuse » le trait pour le lecteur et le spectateur. En donnant deux tonalités différentes à cet expressionnisme, grotesque pour le Père, poétique et fantastique pour Anna, il marque leur opposition.
Dans La Petite Danube, l’enfance n’est pas donc pas là essentiellement pour favoriser l’identification du jeune spectateur. Elle est l’intermédiaire qui nous ouvre à l’horreur de cette barbarie et de ces compromissions. Sous la plume de Jean-Pierre Cannet, Anna enfant tient du « poète voyant » : Anna voit, comme les femmes déportées, dans le poème de René-Guy Cadou Ravensbruck : « … Elles voient Le bourreau qui veille / A peur soudain de ces regards… ».
Avec les lycéens, on pourrait à ce propos, conformément à l’orientation des programmes (relier les courants littéraires à leur époque) aborder la question posée à la littérature des années 50 : peut-on continuer à écrire après l’holocauste ? Peut-on écrire l’holocauste ? Comment ? Qui en a le droit ? Et les « réponses » : Beckett, l’absurde etc. Au-delà voir : la forme choisie par Alain Resnais pour le film Nuit et brouillard ; la peinture, notamment Les Otages de Fautrier, bien que ceux-là ne fassent pas référence aux déportés exterminés mais aux otages exécutés sur le sol français.
La dramaturgie du théâtre récit choisie par Jean-Pierre Cannet est en elle-même la forme d’un théâtre qui vise l’enseignement (Théâtre grec) ou l’éveil de l’esprit critique (Théâtre épique de Brecht). En rompant le 4e mur, on brise l’illusion, l’emprise du « drame » et on « réveille » le spectateur ; on « rétablit » l’acteur derrière le personnage et on installe un rapport direct scène/salle qui permet le commentaire. C’est cet effet qu’il s’agit de faire percevoir aux élèves, par une étude littéraire et/ou par une mise en jeu.
Comparer la longueur des répliques des personnages dans l’ensemble du texte.
La domination d’Anna narratrice en volume se double d’une domination vis-à-vis du spectateur :
Dans l’autobiographie, soit le souvenir est introduit ou convoqué (dans Les Confessions, Jean-Jacques Rousseau s’emploie à nous convaincre de son innocence) soit il surgit à la mémoire (comme Nathalie Sarraute dans Enfance). Qu’en est-il dans La Petite Danube ? Les deux existent et sans doute serait-il plus riche que la comédienne joue sur les deux en même temps, même si domine plutôt, le souvenir illustrant. Ceci et les commentaires ironiques vont dans le sens d’un récit qui pointe, donne à voir, pour éveiller.
La dramaturgie ainsi mise en place par Jean-Pierre Cannet à travers le personnage d’Anna adulte narratrice concentre le regard du spectateur et éveille son esprit critique ; l’expressionnisme de son écriture « accuse » le trait.
Expérimentation par la mise en jeu, en deux versions différentes, du passage p. 12, à partir de « La mère : Ne va pas abîmer ton enfance » jusqu’à p. 14 « ne nous disait pas grand-chose »
Petit temps d’écriture préalable : demander aux élèves d’intégrer, dans les répliques du père, les informations données dans celles d’Anna et supprimer celles p.13.
Relire le dialogue ainsi réécrit et trouver une situation dans laquelle ce dialogue pourrait avoir lieu (ex : À l’extérieur, le père et la mère ramassent des pommes de terre ; à table etc.)
Charger trois ou quatre jeunes de préparer une proposition de mise en jeu (au moins trois parce qu’ils s’apercevront au cours de la recherche que la présence d’une Anna enfant muette est indispensable). À ce stade ils travailleront bien sûr livre à la main.
Pendant la préparation du 1er groupe, relire le passage à voix haute en intégrant les 10 lignes d’Anna qui précèdent (« De notre maison de garde-barrière… »)
S’interroger sur la 2e manière de représenter cette scène, celle choisie par Jean-Pierre Cannet : placements dans l’espace d’Anna par rapport aux parents.
Se poser la question de l’adresse des 2 premières répliques des parents à Anna enfant alors qu’immédiatement après c’est Anna adulte narratrice qui commente. Faut-il, sur scène, 2 Anna ou 1 seule, la narratrice ? Faut-il alors que le père et la mère s’adressent à un point vide dans l’espace où se serait trouvée Anna ? Faut-il qu’ils s’adressent à Anna narratrice et dans quelle mise en place ?
On demandera aux élèves d’être attentifs, non pas à la qualité du jeu de leurs camarades mais à la façon dont ils vont recevoir la scène dans les deux cas.
Une fois la présentation faite, seuls les acteurs du père et de la mère resteront dans l’espace de jeu (Anna enfant n’étant inscrite dans cette scène ni dans le dialogue ni dans une didascalie qui la ferait exister, on la supprimera) et une spectatrice interprétera Anna la narratrice.
Aux premiers de chercher au cours du jeu à adapter ce qu’ils avaient fait, à cette nouvelle forme théâtrale. En cas de difficulté les spectateurs proposeront leurs solutions immédiatement remises en jeu.
Après avoir repris les deux versions enchaînées, on comparera l’effet produit par ces deux formes théâtrales : la forme dramatique, en créant l’illusion du réel par la présence du quatrième mur, porte l’intérêt du spectateur sur la vie de cette famille qu’on pourrait presque plaindre de se trouver dans cette situation, malgré eux ; la forme épique en rompant le 4e mur, crée une distance avec cette scène de vie familiale, puisque c’est alors Anna que l’on « suit ». Bien sûr l’ironie d’Anna s’y ajoute pour conduire le lecteur spectateur à critiquer, s’indigner, juger le père et la mère dans leur indifférence, leur lâcheté, leur cupidité mesquine.
Se posera sans doute la question du type de jeu des parents vus cette fois par l’œil critique d’Anna qui ne peuvent plus être placés dans une situation réaliste (voir Du texte à la représentation).
Le choix de la dramaturgie de La Petite Danube sera éclairé par le rapprochement avec la dramaturgie originelle du théâtre, dans la Grèce antique : sa double forme (chœur / acteurs), son espace scénique, ses sujets historiques et politiques, attachés à sa volonté d’enseignement de la cité, au moment où naissait la démocratie. Ainsi on rattachera ce texte contemporain à l’histoire du théâtre et l’on comprendra la justesse du choix dramaturgique de Jean-Pierre Cannet : pour questionner le comportement individuel au cours de la tragédie du XXème qu’a été l’extermination nazie (peut-on se laver les mains face à une barbarie connue à l’œuvre ?), faire d’Anna le chœur portant le récit et appelant l’assemblée des jeunes spectateurs au jugement des protagonistes.