On pourra bien entendu proposer aux élèves de mettre en voix certains fragments, en commençant par les premiers, ou bien alors de mettre en voix l’ensemble de la pièce. Nous allons traiter ici la mise en voix partielle du texte, dans le cadre d’une classe entière.
On proposera aux élèves de mettre en voix, tous ensemble, les quatre premiers fragments (p. 7 à 15) et l’enseignant pourra utilement se mettre dans la circulation de la parole. La portée citoyenne de ce texte y invite.
Consigne donnée aux élèves : nous allons mettre en voix les quatre premiers fragments de la pièce en utilisant deux techniques différentes. A la fin de l’exercice, nous échangerons sur nos impressions, puis nous évaluerons chacune de ces techniques pour analyser ce qu’elles apportent de particulier au texte et à sa richesse.
Placés en cercle, les élèves et leur enseignant vont lire le texte en se passant le relais de la parole par les yeux, sur chaque alinéa du texte.
Cette forme de relais de la parole a tout d’abord de grandes vertus pédagogiques car on ne sait jamais quand on va recevoir la parole : cela entraîne donc une concentration immédiate très efficace, du fait même de la consigne.
Par ailleurs, étant donné l’écriture de Sylvain Levey, cette technique va permettre de créer des béances dans la diction du texte permettant de le faire respirer comme il respire dans le blanc de la page.
Prenons le tout début du premier fragment :
Quel drôle de
Petit
Militaire peut porter cette veste
US Army
Taille trente et quatre ?
Une lecture à une voix, sans préparation, lisserait le texte et le banaliserait, lui enlèverait sa théâtralité originale et, par ailleurs, en ferait un monologue scénique, ce qu’il n’est pas nécessairement. Imaginons les instants suspendus qui vont s’immiscer dans le texte à chaque fois qu’il va à la ligne. Il ne s’agira pas de surcharger le texte en le redoublant d’intentions, mais simplement de faire entendre les blancs, en lecture neutre ou cherchant à l’être. On percevra ainsi que s’engage une sorte d’enquête avec refrains : « Il semble », « Quel drôle de ».
Dans le fragment 2, on sent une dramatisation qui emporte l’imaginaire, avec métaphores et humour de second degré :
La haie
Fine bouche
Et
Grande gourmande
A fini par manger le mohair
Le fragment 3, beaucoup plus ample, s’inscrit dans le temps de façon étonnante : présent, passé reconstitué, futur, et l’on ne sait plus d’où parle le texte :
La cagoule est tombée
Avec les premières neiges
On la retrouvera serpillère
Au début du printemps.
Suit une discussion animée donnant à ressentir l’enquête que l’on percevait dans le fragment 1, mais démultipliée dans ses effets théâtraux, avec points d’interrogation et d’exclamation nombreux, à faire simplement résonner en jouant de la différence entre les points et les points d’exclamation.
Quant au fragment 4, il repose sur le contraste créé entre l’effet de ronde du jeu enfantin Amstramgram et la brusque bascule qui se produit avec le :
— Alors c’est toi
— C’est toujours moi.
On se retrouve partie prenante du jeu de l’exclusion, d’abord ronde qui exclut puis voix de l’exclu. Les passages à la ligne pourraient être ponctués de halètements plus ou moins marqués, renforçant la dramatisation de cette situation, jusqu’à la chute, p. 15,
— C’est toujours moi qui fais le lapin.
Cette chute est à percevoir dans sa littéralité comme dans le sens second qu’elle prend lorsque l’on pense au chasseur. La fin abrupte et incomplète du dialogue crée même une sorte de suspension, assez insupportable, que la mise en voix à plusieurs devrait bien rendre et qu’il faudra travailler, faire et refaire pour qu’elle soit juste, là où elle est : évocation d’une horreur possible, mais non appuyée.
Toujours placés en cercle, les élèves et leur enseignant vont dire le texte en créant des blocs correspondant aux interlignes. On changera donc de voix, toujours par le relais du regard mais lorsqu’une interligne vient créer des séquences à l’intérieur du fragment.
Les effets produits risquent de surprendre, cassant les évidences, créant des béances de théâtralité étonnantes ainsi dans ce passage du fragment 3 :
L’étiquette est délavée
On ne peut plus lire qu’une lettre
La première lettre d’un prénom
S
S
Comme Stéphane
Comme Sophie ?
Comme Steven ?
S
On pourra ainsi imaginer aussi bien un dialogue intérieur qu’un véritable dialogue à plusieurs. Mais qui parle au premier S, qui au second ? Est-ce le même ? Est-ce alors le même au troisième S ? On sentira que ce texte est un puits sans fonds en matière de situations d’énonciation fictives.
Dans le fragment 4, le changement de voix aux interlignes va faire sentir la différence entre les grands temps de chœur, collectif, entraînant, et les brusques sentences qui tombent mais sans faire de différence entre celui qui émet la sentence et celui qui la reçoit, réunis dans le même moment cruel, intéressante piste de sens :
— C’est pas toi
— C’est pas moi tant mieux c’est pas moi
Pour aider les élèves à se rendre compte des effets produits par les deux méthodes proposées, parfois fort subtils, on se dit qu’il faudrait qu’ils ne soient pas seulement des voix qui parlent mais aussi des oreilles qui écoutent.
De ce fait, on pourrait recourir au système du « deux tiers/un tiers » : j’appelle ainsi l’astuce pédagogique et profondément théâtrale qui consiste à proposer à un groupe de se diviser en trois. A la première étape du travail, deux tiers font, un tiers regarde et/ou écoute. Puis on change un des tiers deux fois de suite, ce qui amène ainsi chacun à être à tour de rôle « auditeur »/« spectateur » et « acteur ». Outre le fait que cette astuce permet de gérer des effectifs un peu lourds, cela permet aussi de proposer aux auditeurs/spectateurs de prendre des notes sur ce qu’ils constatent, sentent, se demandent, etc… Cela nourrira ensuite le temps d’évaluation et de bilan, partage des sensations et des analyses, surtout quand il s’agit de refaire pour améliorer.
Le temps de bilan devrait déboucher sur l’idée que l’on peut allier les deux méthodes.
On pourrait ainsi imaginer reprendre la mise en voix du fragment 4 en divisant le groupe en deux chœurs différents, un pour le jeu qui avance, un pour les moments de sentence, de résultat du jeu.
Ce travail de mise en voix pourra enfin déboucher, en particulier avec de grands collégiens ou des lycéens, sur une réflexion esthétique. On explorera alors les rapports qu’entretiennent les dramaturgies modernes et contemporaines avec la musicalité, ce qui signifie aussi un rapport au silence*, au blanc de la page comme il y a des blancs en musique.
Voir l’article « Silence dans l’ouvrage Poétique du drame moderne et contemporain, Lexique d’une recherche » (Études théâtrales N° 22, 2001) republié ensuite sous le titre Lexique du drame moderne et contemporain chez Circé en 2004.