Publier un texte de Sylvain Levey, c’est accrocher dans une galerie haute en couleurs une nouvelle toile d’un peintre pointilliste. Armé d’une posture naïve face au monde, si féconde car en apparence inoffensive, l’auteur avance par touches, isolées, pour composer une toile qu’on peut embrasser d’un regard. Et sans qu’on décèle les coutures du texte (structure à rhizomes écrirait le chercheur…) au fil de la lecture, ses fragments finissent par offrir un ensemble qu’on saisit d’un coup. Une fois arrivé à bon port.
Éditer Cent culottes et sans papiers, c’est laisser embellir le mur de l’école par un grapheur d’aujourd’hui. Là encore la fresque se crée sous nos yeux. Notre attention se focalise sur un détail, un vêtement oublié. Puis, c’est cette étoile jaune laissée au fond d’un carton, cette litanie de marques comme autant de référents communs, malgré nous, et finalement la réception d’un art brut, urbain et citoyen. Et la dramaturgie de Sylvain Levey, qui est aussi celle du rebond inattendu et parfois de la formule qui nous cueille, dépasse amplement le simple collecteur de situations quotidiennes qu’on avait sous les yeux sans y prêter attention et dont on se dit : « C’est bien trouvé ». Car relever ce qui devient presque des aphorismes de l’ici et maintenant est le B.A.BA du journaliste. Mais l’écrivain, lui, vise plus haut : mettre en perspective ces faits happés par une actualité adepte du zapping ou au contraire tellement rabâchés qu’ils sont ancrés dans nos cerveaux disponibles ; tel un alchimiste, transformer le métal sans valeur d’une succession d’informations en un autre plus précieux car atteignant le vrai.
Lire les différentes versions de Cent culottes pour accompagner la dernière, c’est observer un manuel d’éducation civique en train de s’écrire. Car l’auteur Sylvain Levey ne se départit jamais du citoyen exigeant et alerté qu’il est pour proposer un texte hautement politique dans l’acception noble du terme : relatif à la cité, à la chose publique, à l’« en commun ». Mais le citoyen Levey (on se croirait en 89) n’abandonne jamais sa visée poétique car il sait combien l’art directement et uniquement politique, n’usant pas de détours, reste au stade de l’imprécation souvent vaine, au mieux éveilleuse de consciences. Il délivre alors, par le prisme de petits bouts de rien, de poèmes laissés épars, de haïkus posés là, une seule et longue phrase, puissante, fracassant tous les murs mentaux ou réels par la seule force des mots.
Et cette phrase engoncée dans ce petit livre s’adresse bien sûr aux enfants d’aujourd’hui : ils en feront ce que bon leur semblera, mais seront sans doute amusés que cet animal mystérieux qu’est l’auteur de théâtre leur parle presque avec leurs mots, mais finalement décalés vers ce qu’ils ne nomment pas encore une esthétique, une recherche du beau. Elle s’adresse aussi à nous, anciens enfants, qui regardons un peu ce que nous n’avons pas fait, ce que nous avons laissé faire, ce que nous ferons peut-être demain. Qui sait ? Car lire Cent culottes et sans papiers de Sylvain Levey, c’est bien prendre connaissance d’une nouvelle pierre dans un mur en construction, qu’on appelle œuvre.
Pierre Banos